UE-Libye - Des milliers d’étrangers encore détenus

Libération

En coopérant avec la Libye, l’Union européenne se rend complice d’un régime qui viole les droits fondamentaux.

article publié dans Libération, page Rebonds

Détention abusive avec tortures, sévices et autres mauvais traitements, c’est ainsi qu’a été décrit le séjour de huit années passé par les infirmières bulgares et le médecin palestinien dans les prisons du colonel Kadhafi. Pour six étrangers libérés à l’issue d’un feuilleton politico-diplomatique à dimension internationale, combien d’autres restent enfermés, dans d’aussi mauvaises conditions, dans les geôles libyennes, sans que personne ou presque ne s’en préoccupe ? On peut estimer leur nombre à plusieurs milliers, migrants et réfugiés principalement originaires d’Afrique noire, que le régime emprisonne, maltraite et expulse, au mépris des règles élémentaires en matière de droits humains. Comme les infirmières bulgares, ces étrangers sont les victimes d’un marchandage inacceptable. Mais à la différence des premières, l’Union européenne ne mobilise pas ses diplomates pour les faire ­libérer. Au contraire, elle est la complice, sinon l’instigatrice, de la perpétuation de cette ­situation.

Longtemps chantre d’un panafricanisme anti-occidental, Muammar Kadhafi a pendant des années privilégié la carte régionale en attirant en Libye étudiants et travailleurs d’Afrique subsaharienne. Désormais soucieux de gagner sa place au sein de la communauté internationale, il a entrepris de donner des gages de bonne volonté à ses anciens ennemis. Avec succès : après la reconnaissance, en 2004, de leur responsabilité dans les attentats perpétrés à la fin des années 80 contre des intérêts occidentaux, les autorités libyennes sont ainsi passées du statut d’ennemi public n°1 à celui de partenaire respectable, ce qui a permis aux investisseurs étrangers, après vingt ans d’embargo, de reprendre le chemin prometteur des sous-sols libyens riches en pétrole et en gaz. Mais ceux qui étaient jusqu’ici les « frères africains » de Tripoli ont été sacrifiés sur l’autel de ce rapprochement. Car outre les aspects commerciaux, l’un de ses principaux moteurs est la coopération avec l’Union européenne dans la lutte que celle-ci mène contre l’immigration irrégulière.

Cette coopération ne repose sur aucune base formelle : la Libye n’est pas partie au processus de Barcelone, qui lie les pays de la zone méditerranéenne à l’UE qui n’a conclu avec elle aucun accord d’association ou de partenariat. Tout - hormis sa position stratégique au regard des itinéraires empruntés par les migrants en route vers l’Europe - milite même contre l’alliance, sur des questions qui touchent de près aux droits fondamentaux, avec un pays qui n’a fait siens aucun des principes qui engagent les Etats membres de l’UE. Il faut rappeler que la Libye n’est pas signataire de la convention de Genève sur les réfugiés, et ne reconnaît comme seule « vraie déclaration des droits de l’homme » que celle de la « grande charte verte libyenne » adoptée à l’instigation du leader de la révolution en 1988, comme le rappelait l’agence de presse libyenne le jour anniversaire de ce qu’elle qualifie de « prétendue Déclaration universelle des droits de l’homme », le 10 décembre 2006. Le mépris des droits des migrants et des réfugiés y est notoire : non seulement des organisations internationales, comme Human Rights Watch et Amnesty International, ont dénoncé les violences physiques, la surpopulation carcérale et les renvois forcés auxquels sont soumis les étrangers, mais le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés a mis en garde contre les violations récurrentes du droit d’asile qui y sont pratiquées. La Commission européenne elle-même a estimé, au retour d’une mission sur place, qu’aucune protection des réfugiés n’était assurée dans le pays. De son côté le Parlement européen s’est déclaré préoccupé par « le traitement et les conditions de vie déplorables des personnes détenues dans les camps en Libye ».

C’est pourtant de ce pays que l’UE a décidé de faire un des alliés privilégiés de l’externalisation de sa politique migratoire, qui consiste à faire prendre en charge en amont, par des pays tiers, le contrôle et la protection de ses frontières. Moyennant une assistance financière, la fourniture de matériels sophistiqués tels que des hélicoptères équipés de viseurs à infrarouge, des vedettes et des radars, cette politique implique que la Libye empêche, quel qu’en soit le prix à payer, les migrants et les demandeurs d’asile de traverser la Méditerranée. L’Italie a été aux avant-postes de cette coopération, initiée dès 2000 par Silvio Berlusconi, prolongée par le gouvernement Prodi qui a inauguré en 2006 le premier des trois centres de rétention que son pays s’est engagé à construire en Libye. Comme avec les infirmières bulgares, les autorités libyennes savent faire monter les enchères : brandissant la menace de l’invasion, le colonel Kadhafi réclamait aux Européens, fin 2006, « 10 milliards de dollars par an pour que les Africains restent chez eux ».

A la fin du mois de juillet, alors qu’était sur le point de se dénouer la crise des infirmières, 600 demandeurs d’asile Erythréens détenus dans la prison de Misratah pressaient publiquement l’Union européenne d’intervenir auprès des autorités libyennes pour obtenir leur libération. Faisant état de privations diverses, tabassages, viols, et de conditions sanitaires très mauvaises, ce groupe, qui compte des jeunes enfants et des nourrissons nés en captivité, réclame, en outre, protection. Aucune organisation internationale, aucune ambassade étrangère ne leur est accessible pour qu’ils puissent déposer leur demande d’asile. Relayé par Amnesty International, cet appel à l’aide est resté sans écho. Rien ne garantit que, comme cela s’est déjà produit dans un passé récent, ils ne soient pas expulsés de force du jour au lendemain vers leur pays, où le sort qui les attend est des plus incertains.

L’avenir révélera sans doute les termes de la négociation qui a permis la libération des otages bulgares de Kadhafi. Qui dira le prix payé pour que la Libye enferme et maltraite migrants et réfugiés afin de les empêcher de rejoindre l’Europe ? Sauf à renoncer aux valeurs qu’elle prétend défendre, l’UE doit cesser de confier le rôle de geôlier à un régime qui viole ouvertement les droits fondamentaux.