Clandestins : l’arme humaine de la Libye

interview de Migreurop

Kadhafi est passé maître dans l’art de faire des hommes une monnaie d’échange, un objet de marchandage. L’affaire des otages suisses en est une illustration. Le contrôle par Tripoli du flux de réfugiés qui se déverse des côtes libyennes sur l’Europe en est une autre. A grande échelle. Sur fond de tragédies et de contrats portant sur des milliards

Par Yves Lassueur

voir en ligne : http://www.illustre.ch/clandestins_humaine_de_la_libye_2569_.html

L’histoire résonne encore de pleurs, de hurlements et de protestations désespérées. Elle remonte au 6 mai dernier. Ce jour-là, trois embarcations de fortune abritant 227 immigrés partis de Libye pour tenter de rallier l’île italienne de Lampedusa et y demander l’asile sont interceptées par des vedettes de la Garde des finances italienne. Leurs occupants imaginent qu’ils vont être conduits vers une côte européenne. Erreur. Ils sont ramenés sans autre forme de procès à leur point de départ, sur la côte libyenne, et cela sans que Tripoli s’y oppose.

C’est une première. Une journée « historique », comme le proclame le ministre italien de l’Intérieur, Roberto Maroni. Jusque-là, depuis des années, la Libye refusait de réadmettre sur son territoire les boat people partis de chez elle et cueillis en mer par les douaniers italiens. Embarqués sur des rafiots, ceux qui ne périssaient pas en mer finissaient par accoster sur l’île de Lampedusa, où une part d’entre eux, en tout cas, obtenait le statut de requérant.

C’est fini, ou à peu près. Depuis cette journée historique du 6 mai, des centaines d’autres migrants entassés sur leurs esquifs ont été ramenés de la même façon à leur point de départ, tandis que d’autres encore, impossibles à quantifier, étaient tout simplement empêchés de prendre la mer par la police libyenne.

Traité d’amitié

Un vrai tournant. Comme si les vannes du trafic humain entre la Libye et l’Europe s’étaient soudainement fermées. Deux chiffres en disent long : entre le 1er mai et le 30 août 2008, 14 000 clandestins ont débarqué à Lampedusa. Cette année, pendant les quatre mêmes mois, leur nombre est tombé à 1300. Dix fois moins.

Ce n’est pas le fruit du hasard. C’est le résultat d’un accord, signé en Libye le 30 août 2008 entre le colonel Kadhafi et le premier ministre italien Silvio Berlusconi. Baptisé Traité d’amitié, de partenariat et de coopération, il prévoit le versement par l’Italie de 5 milliards de dollars sur vingt ans, sous forme d’investissements dans des projets d’infrastructure en Libye, notamment la construction d’une autoroute traversant tout le pays et l’érection de nombreux logements. En contrepartie, la Libye s’engage à lutter « contre le terrorisme (...) et l’immigration clandestine ».

« En Libye, le trafic de clandestins repose sur une vaste affaire financière » Hassan, réfugié libyen en suisse

Le marchandage - pour ne pas dire le chantage - exercé par Kadhafi a porté ses fruits. « L’homme a toujours joué habilement avec l’ouverture et la fermeture de ses frontières selon les avantages qu’il cherche dans ses négociations avec l’Europe, résume la coordinatrice du réseau Migreurop, Sara Prestianni, à Paris. Quand il veut obtenir des fonds, il ouvre les vannes et laisse les migrants partir en nombre vers l’Europe. Quand il a obtenu ce qu’il veut, il met le holà à ce trafic. Et, quand il a de nouveau besoin de capitaux, il rouvre le robinet. »

Une thèse que complète le Libyen Hassan Al-Djhami, opposant au régime de Tripoli réfugié en Suisse depuis cinq ans : « Tout le trafic de clandestins repose en Libye sur une vaste affaire financière. Ceux qui ponctionnent de l’argent auprès des migrants sont tous des proches du pouvoir. Tous font partie du Mouvement des comités révolutionnaires de Kadhafi. »

Rackets

Et pour payer, ces migrants paient. Ils viennent de Somalie, d’Erythrée, d’Ethiopie, d’Afrique noire, du Maghreb. Les étrangers sont 1,8 à 2 millions en Libye, soit le tiers de la population. Parmi eux, seule une petite minorité de 600 000 personnes seraient en possession d’un permis de travail et de titres légaux. Fuyant la misère ou la guerre, beaucoup d’entre eux voient dans la Libye un premier eldorado où gagner de quoi payer leur passage vers cette pseudo terre promise qu’est l’Europe.

Pour entrer en Libye, ils paient ; aux frontières, la corruption règne en maître. Les migrants doivent graisser la patte des douaniers. Bien plus tard, pour quitter le pays sur leurs embarcations de fortune, ils paient. Les passeurs exigeraient 600 à 800 euros par passager. Des passeurs dont tout laisse penser qu’ils sont de mèche avec la police.

Entre deux - arrivée en Libye et départ - s’écoule souvent plusieurs années pendant lesquelles le migrant travaille ou trafique vaille que vaille. Il est domestique, employé sur un chantier ou dans les services de voirie. Souvent mal payé, mal traité, méprisé. Certains se font dealers, voleurs, prostitués. En butte à l’ostracisme, beaucoup croupissent dans des centres de rétention pleins à craquer où les mauvais traitements, les coups, les menaces et les viols sont monnaie courante. Pour en sortir, ici encore, il faut payer.

Cette masse humaine aspirant à frapper aux portes de l’Europe alors que l’Europe n’aspire qu’à la repousser, Kadhafi a compris depuis longtemps le parti qu’il pouvait en tirer. « Entre le Vieux Continent et la Libye, écrivait Le Monde en octobre 2008, l’immigration est désormais le principal sujet de marchandage. » Depuis lors, le traité entre l’Italie et la Libye est entré en vigueur et, s’agissant des engagements pris de contenir le flux de clandestins vers l’Europe, Kadhafi semble tenir parole. La chute vertigineuse du nombre de migrants arrivés montre qu’il est en mesure d’actionner les clés de ce trafic quand il le veut et dans le sens qu’il souhaite.

Cauchemar humanitaire

Trop content de voir l’Italie juguler ce flux au prix d’un traité, le reste de l’Europe se tait et fait mine de regarder ailleurs. Au grand dam des organisations de défense des droits de l’homme, comme le Haut Commissariat aux réfugiés (HCR), Médecins sans frontières ou Migreurop, pour lesquels ces barrières dressées sur la route des migrants aboutissent à un cauchemar : l’externalisation de la politique d’immigration de l’Europe. En acceptant ces pratiques, condamnent- elles, on foule aux pieds les droits élémentaires des candidats à l’asile. On les renvoie dans un pays qui n’a jamais signé la Convention des Nations Unies sur les réfugiés et se voit régulièrement critiqué pour les mauvais traitements qu’il inflige aux immigrés.

Indignation ou pas, Muammar Al-Kadhafi manie maintenant le pipeline migratoire à la convenance de l’Italie et de l’Europe. La seule question est de savoir combien de temps cela va durer avant qu’il décrète que de nouveaux besoins en capitaux, en technologie ou en excuses l’obligent à rouvrir les vannes. En matière d’armes humaines, le colonel est imprévisible. C’est au moins une vérité que la Suisse et ses otages ont appris à connaître.