Audition des premiers prévenus : traquez le détail

Compte-rendu de l’audience du 13 octobre 2011, procès en appel de l’incendie du CRA de Vincennes.

A 13h40, l’audience reprend dans la même ambiance calme que la semaine dernière. La cour, encadrée par l’avocat général et la greffière, fait face aux deux prévenus qui seront auditionnés ce jour. A.D. est à droite, accompagné de Me Braun, avocat de la défense, tandis que sur le banc de gauche E.M. est accompagné d’une interprète et d’un autre prévenu. Les autres avocats de la défense, quelques témoins et le public, peu nombreux, sont également présents. Un quatrième prévenu,M.D., joindra la salle plus tard. Durant trois heures, le président reviendra sur le passé des deux prévenus puis cherchera à confronter leurs témoignages, les déclarations policières et les images des caméras de vidéo-surveillance pour évaluer leur implication dans les faits qui leurs sont reprochés.

A.D., « spectateur » et souvent confondu avec un autre retenu

L’audience débute par l’audition d’A.D., d’origine malienne et condamné en première instance à 30 mois d’emprisonnement dont six avec sursis.

De Bamako au centre de rétention de Vincennes

Sur un ton relativement cordial, le président va tout d’abord revenir sur le parcours de ce malien, né en 1973 à Bamako, et sur les circonstances l’ayant amené au CRA de Vincennes. A.D. s’exprime doucement, reste souvent laconique. Il raconte son arrivée en France, sept ans avant sa rétention. Troisième d’une famille de cinq enfants, il travaille au Mali dans la climatisation jusqu’à l’âge de trente ans, quand il décide de venir en Europe. L’objectif initial est de rejoindre le Royaume-Uni où réside son oncle, mais il s’arrête en France pour des raisons qui ne seront pas vraiment détaillées. Après un bref passage de deux mois en Espagne en 2005 ou 2006 (il ne se souvient plus de la date exacte), il contracte les services d’un individu censé lui fournir des papiers moyennant la somme, exorbitante comme le remarque le président, de 3 000 euros. L’individu l’escroque et ne lui donnera pas les papiers promis. Démuni, A.D. ne peut envisager le retour au Mali où il craint notamment la déception de ses proches qui avaient « misé » sur lui en lui confiant leurs économies. Il enchaîne alors les travaux au noir dans la sécurité et sur les marchés, sans-papiers, jusqu’à se faire interpeller une première fois en 2006 et se voir inviter à quitter le territoire. Relâché, il demeure sur le territoire, ce qui lui vaudra le placement en centre de rétention à l’interpellation suivante, en 2008.

Le point de vue d’A.D. sur son rôle lors des 21 et 22 juin 2008

En continuant à le faire parler sur ses conditions en centre de rétention, le président amorce le transfert vers la narration des faits. Sans s’épancher, A.D. évoque un lieu où il ne se sentait « pas bien », la nourriture n’y étant pas bonne et les conditions sanitaires insalubres. Le 21 juin 2008, alors qu’il se trouve dans la salle de jeux, des rumeurs courent selon lesquelles une personne se sentirait mal, suivies de nombreuses allées et venues et de l’intervention de la police qui les enjoint de sortir. A.D. explique qu’il ne comprend pas bien ce qui se passe. Il s’enquiert auprès des policiers jusqu’à ce que la civière portant Salem Souli passe devant eux. La nuit sera agitée, il y aura des départs de feu. Le président l’interroge ensuite sur son état d’esprit du lendemain. A.D. ne se dit pas en colère, puis se ravise, évoquant le fait qu’un policier l’ait agressé, puis « bousculé comme si je l’avais insulté ». Il reconnaît avoir participé en premières lignes à la marche en mémoire du défunt. Le président commente : « en principe, ceux qui sont devant sont ceux qui mènent le mouvement, ou sont très en colère ». Alors qu’il cherche à savoir si S.E. [1], identifiable par sa djellaba, est à l’origine de l’initiative de sortir les matelas dans la cour, A.D. répond qu’il n’en sait rien, qu’il s’agit à son sens d’une décision collective. Il répond laconiquement aux questions qui suivent : oui, ils ont sorti les matelas, oui, il a assisté au départ du feu, non, il n’a pas contribué à ce que le feu s’étende. Le président rappelle qu’il fut l’un des premiers à avoir été placé en garde à vue, avec M.K [2].

Les policiers confondent A.D. avec d’autres retenus

Sans difficultés, A.D. reconnaît la façon dont il était vêtu ce jour-là, permettant son identification sur les enregistrements de vidéosurveillance. En évoquant les déclarations faites par huit policiers identifiant A.D. comme l’un des participants (« grand, Black, athlétique »), le président indiquera à plusieurs reprises que, selon lui, un amalgame a été fait entre A.D. et d’autres retenus, amalgame abusif puisque d’après certains témoignages cette personne porterait des lunettes ou aurait un tee-shirt de couleur différent. Me Braun, avocat de la défense, corrobore : les déclarations policières identifient A.D. alors que la description ne correspond pas et se contredisent sur le fait de savoir s’il a manifesté une attitude violente ou non. Parmi ces témoignages, deux d’entre eux l’accusent en effet d’avoir été l’un des plus virulents. Me Braun insiste en s’étonnant du fait qu’A.D. ait été placé en garde à vue alors que personne ne l’identifie formellement le dimanche 22 juin, mais le président renvoie l’interrogation à la plaidoirie.

L’implication d’A.D. à l’épreuve de la vidéosurveillance

A 14h25, le président suspend brièvement la séance pour retrouver les extraits de vidéos qu’il a sélectionnés. La première (unité 2, caméra 4) est prise en extérieure, on y voit la marche qui à 15h23 le 22 juin traverse la cour. A.D. y est au second rang. Sur la seconde (unité 4, caméra 1), prise à 15h26 dans un couloir intérieur on observe A.D. courir pour « aller chercher les matelas » selon son explication. Un autre plan (unité 4, caméra 3) détaille l’agitation devant l’une des chambres, plusieurs individus dont d’autres retenus s’emparant de matelas. A.D. en fait partie.

Deux moments clés vont retenir l’attention. Quelques minutes après, un feu va se déclarer dans l’une des chambres. Mais la caméra disponible dans le couloir (unité 4, caméra 3) est loin de la scène, et c’est la cohue : difficile de discerner les agissements de chacun. Me Braun rappellera aussi que l’on discerne à plusieurs reprises beaucoup d’autres individus impliqués qui pourtant n’ont pas été mis en examen. Le président se fait expéditif : ils ne sont pas là, il ne peut pas les interroger, son rôle est de se concentrer sur ceux qui sont présents. A.D. est reconnu alors qu’il entre dans la pièce en question avec un matelas, pour en ressortir rapidement. Tandis que deux personnes masquent l’autre caméra, cinq individus entrent à leur tour : M.D., comme l’identifie A.D., est en tête avec ce que le président considère être du feu dans les mains. A.D. dit l’avoir suivi sans savoir de quoi il ressortait. Il sort ensuite pour revenir avec des draps qu’il dépose. « J’obéissais aux ordres des policiers, qui nous demandaient de rentrer les affaires » se justifie-t-il.

Le second épisode marquant débute à 15h34, à l’extérieur (unité 2, caméras 4 et 7). On distingue de nombreux matelas empilés dans la cour. Sur la demande des avocats de la défense, on s’intéresse tout d’abord à l’un des policiers de l’autre côté du grillage s’arrêtant pour donner des ordres et intimer probablement aux personnes dehors de rentrer les matelas… ce qui conforterait ce que vient de déclarer A.D. Le président reprend, détaillant la suite de la scène : un individu s’accroupit devant les matelas, tandis que A.D., dos à la caméra se tient à ses côtés. Pour le président, il est « légèrement penché », ce qui lui fait penser qu’il assiste aux gestes de l’autre. A.D. infirme, et Me Braun renchérit, arguant que la grande taille d’A.D. et l’angle plongeant de la caméra sont autant de facteurs qui ne peuvent prouver qu’A.D. voit précisément les gestes de l’homme accroupi. L’enjeu est important : les vidéos semblent montrer que le feu se déclarera précisément à l’endroit où l’homme se tenait.

Avant de passer à l’audition de E.M., le président résume avec une pointe de sarcasme : « Si j’ai bien compris, le samedi, vous avez eu une altercation que vous n’avez pas comprise, puis le dimanche vous participez à la marche et contribuez à sortir les matelas à la suite de quoi vous rentrez dans la chambre, ni pour alimenter ni pour mettre le feu, mais pour obéir aux ordres des policiers qui vous demandent de rentrer des matelas. C’est pourquoi vous rentrez des draps. ».

Le procureur intervient pour visionner de nouveau le dernier enregistrement et voir si l’homme accroupi et A.D. sortent ensemble du bâtiment. Bien que l’image imprécise ne permette pas de la conclure selon les avocats de la défense, le procureur tranche : « on les voit sortir ensemble ».

E.M., pris dans l’engrenage

Le second prévenu appelé à la barre est E.M., Marocain, âgé de18 ans au moment des faits et condamné à 12 mois de prison. Il est accompagné d’une interprète.

Le parcours : « Ce que vous dites aujourd’hui, c’est la vérité ? »

En réponse aux questions du président, le prévenu expose sa situation personnelle et les raisons qui l’ont poussé à se rendre en France : suite au décès brutal de sa mère qu’il a vécu comme une expérience traumatisante, E.M. décide de « tourner la page » en rejoignant deux de ses tantes qui vivent en région parisienne. Il est alors âgé de 16 ans et demi. Son père et sa sœur restent au Maroc. A Agadir, il a fait quatre ans d’études dont six mois en formation de CAP menuiserie. En France, il travaille au noir comme peintre en bâtiment puis vendeur de journaux.

Au cours de son audition, E.M. est penaud. Il semble éprouver plusieurs fois des difficultés pour répondre aux questions du président. Ce dernier souligne des contradictions entre les déclarations du prévenu pendant l’instruction et ses affirmations présentes ; E.M. aurait notamment dit que sa famille vivait en Algérie. Le prévenu s’excuse et répond qu’il avait à l’époque répondu sous pression et s’était présenté comme Algérien, choix motivé par l’origine algérienne de sa mère. Plus tard, il aura du mal à préciser dans quels secteurs travaillaient ses tantes. Le président l’interpelle : « Ce que vous dites aujourd’hui, c’est la vérité ou ce sont des vérités successives et il va en y avoir d’autres ? ». Une personne présente dans le public nous fait alors savoir qu’un problème de traduction expliquerait cette confusion, ce qui sera confirmé par la suite.

Le président rappelle que le prévenu a été condamné par le tribunal correctionnel de Nanterre en mars 2010 à une amende de 250 euros pour tentative de vol. Son avocate, Me Terrel, fait remarquer qu’E.M. était à l’époque dans une situation de « détresse absolue ». Plus ou moins SDF, il avait fait deux tentatives de suicide. Il s’agissait clairement selon elle d’une tentative de vol de nécessité, ce dont témoigne le faible montant de l’amende.

Le CRA de Vincennes : « J’ai vu des choses que je n’avais jamais vues ni vécues »

Dans un second temps, le président soulève une série de questions sur le centre de rétention de Vincennes et les événements qui s’y sont déroulés. E.M. décrit son arrivée dans le CRA, le 14 juin 2008, comme un « choc ». Il dit s’être retrouvé « perdu », « dans un état second », et insiste sur le fait qu’il a « vu des choses qu’(il) n’avai(t) jamais vues ni vécues avant ». Il a été particulièrement choqué par la mort de M. Souli, avec qui il avait discuté la veille : « C’était la première fois que je voyais un mort, un corps bleu et ensanglanté ». Le samedi, il n’a pas été témoin d’altercations avec la police et n’a participé à aucune action. Il décrit une journée silencieuse où les retenus, sous le choc, restaient « dans leur coin » par petits groupes.

A propos du dimanche, le président demande plusieurs fois au prévenu s’il a participé à la marche en hommage à M. Souli mais il n’obtient pas de réponse claire à son agacement. Intervient alors l’avocate d’E.M. : un témoin auditionné la semaine précédente, qui parle l’arabe et connaît le prévenu, vient de lui faire savoir que ce dernier comprend mal l’interprète car il ne s’agit pas du même niveau de langue. L’interprète s’adresse à lui en arabe classique moyen-oriental alors qu’il parle le dialecte marocain. Le président refuse que le témoin, proche du prévenu, se substitue à l’interprète, mais la suite de l’audition se fera plus lentement, entre français et arabe. Le président s’interroge sur le fait qu’E.M. ne parle pas français alors qu’il est en France depuis presque quatre ans. E.M. lui répond dans un français correct qu’il comprend bien et parle un peu le français mais qu’il lui est difficile de s’exprimer dans cette langue pour cette affaire, qui l’affecte profondément. Il confirme ce qu’il avait déclaré lors de l’instruction : il a participé à la marche et sorti des matelas pour protester contre les conditions d’hébergement, mais il était contre le principe de l’incendie.

L’audition terminée, Me Terrel demande à ce que soit lu la fin du procès-verbal de son client. Il y est écrit qu’E.M. était en parfaite santé avant sa rétention et sa détention, expériences très douloureuses qui l’ont conduit à faire plusieurs tentatives de suicide (entailles avec des lames de rasoir, éclats de verre avalés). Le président rappelle qu’un policier a reconnu le prévenu sur des photos mais qu’il n’a pas témoigné contre lui. Me Terrel insiste : E.M. n’a été mis en cause par aucun des policiers dans les événements du 21 et du 22 juin 2008.

Les vidéos : « Il n’y a pas grand-chose à voir »

A 15h50, le président propose de passer au visionnage des vidéos sur lesquelles le prévenu est présent. Ce dernier confirme qu’il était vêtu le jour de l’incendie d’un tee-shirt blanc avec quelques inscriptions et des manches rouges.

La première vidéo (unité 1, caméra 1) montre l’extrémité d’un couloir qui donne sur l’extérieur. On y voit E.M., parmi d’autres, sortir deux matelas du bâtiment. Il dit qu’il l’a fait par peur et sous la pression des autres. Ne se rappelant pas si quelqu’un donnait des ordres, il insiste sur le fait que les retenus étaient très nombreux et qu’il s’agissait d’une décision collective.

Dans la seconde séquence visionnée (unité 1, caméra 3) à partir de 15h30, on peut distinguer E.M., au loin dans un couloir, entrer dans une chambre à la suite d’un retenu considéré par la cour comme un meneur. « Il n’y a pas grand-chose à voir », dit le président. Me Terrel souligne que le passage de E.M. dans cette chambre est furtif : il n’y reste que cinq secondes.

La troisième vidéo (unité 1, caméra 4) est diffusée rapidement. Donnant sur un couloir très passant, elle permet d’identifier le mot inscrit au dos du tee-shirt du prévenu : « karting ». E.M. ne se souvient plus de ce détail.

C’est ensuite au tour d’une vidéo de la cour du CRA 2 (unité 2, caméra 1). Il est 15h27. On y voit défiler les retenus en hommage à la mémoire de M. Souli. Le président remarque que le prévenu est au premier rang, le poing levé. « Oui j’étais à cette marche, mais vous pensez vraiment que je serais venu en France pour mettre le feu à ces bâtiments ? », s’exclame-t-il. Le ton monte : « Je ne pense rien, monsieur, je m’en tiens aux faits et ne suis pas là pour répondre à de telles questions » répond le président.

Enfin, la dernière vidéo (unité 2, caméra 4) donne à voir la cour où sont entassés les matelas. Vers 15h34, E.M. apparaît à l’extrémité droite du tas, accroupi, difficilement identifiable derrière A.D. qui se tient debout. Après plusieurs secondes, il se relève. Quelques minutes plus tard, des flammes semblent partir de cet endroit. Le prévenu dit qu’il cherchait son argent qu’il avait caché dans son matelas. Le président demande pourquoi il le cherchait à cet endroit précis et non ailleurs. Il lui répond qu’il commençait par là. Me Terrel invite le président à repasser cette vidéo au ralenti : cela permet de voir que, quelques minutes après E.M., une autre personne se penche au même endroit. Pendant ce temps, E.M. cherche quelque chose dans les matelas un peu plus loin, un drap à la main. Ensuite, la fumée émane du côté droit du tas de matelas mais également d’un autre point légèrement plus à gauche. E.M. déclare qu’il n’a pas mis le feu aux matelas. Il répète qu’il était « opposé à tout cela ».

Il est 16h15, le président lève la séance et annonce le programme de celle du lendemain où sont prévues les auditions de M.D. et de Ma.D.

Au terme de cette première audition, il apparaît que les preuves sont malaisées à manipuler, tant les témoignages contradictoires que les images ou les scènes de foule très rapides compliquent l’analyse des actions.