Après Lampedusa, l’Europe fermera-t-elle encore les yeux ?

La Voix du Nord, 18/10/2013

Le 3 octobre, un bateau de migrants majoritairement originaires d’Érythrée chavire au large de l’île italienne de Lampedusa. Le bilan est de 360 morts. Une semaine plus tard, une autre embarcation fait naufrage au sud de Malte et de Lampedusa avec, à son bord, environ 230 réfugiés, des Syriens surtout ; trente et un corps sont repêchés.

D’après l’association Migreurop, plus de 16 000 migrants ont péri aux portes de l’Europe ces vingt dernières années ; 7 000 au large de Lampedusa d’après Frontex, l’agence européenne chargée de la sécurité aux frontières.

L’Europe est-elle devenue une forteresse aux murs infranchissables ? La Commission européenne a promis une grande opération de « sécurité et de sauvetage » en Méditerranée : il y a une semaine, le Parlement a ainsi validé la mise en place, en décembre, d’Eurosur, le système de surveillance des frontières de l’UE. Mais, fustigent plusieurs ONG, « cette politique sert plus à lutter contre l’immigration clandestine qu’à sauver des vies ». Le président malien Ibrahim Boubacar Keïta prône la tenue d’un sommet international entre les pays de départ et d’accueil pour « conjurer de nouvelles tragédies » : « Le temps est venu de la réflexion et de l’action profonde pour résoudre définitivement l’équation de l’émigration en passe de devenir une des plus grandes crises de notre civilisation ».

1. Quelle est la réalité des flux migratoires vers l’Europe ?

Pour Hélène Thiollet, chercheuse associée au CERI-Sciences Po, cette réalité est souvent déformée. « 80 % des déplacés dans le monde le sont dans leur pays d’origine ou à côté. On n’a pas souvent cette géographie-là en tête. » De la même manière, « on a vu les deux derniers naufrages au large de Lampedusa. On voit moins tous ceux au large de l’Egypte, du Maroc, de la Libye, ceux qui n’atteignent pas les rives de l’UE… On n’a pas d’information chiffrée sérieuse sur l’immigration clandestine. Depuis 2009, il y aurait eu plus de 4 000 morts donc potentiellement une accélération de ces catastrophes.

Avec le temps, les routes d’immigration irrégulière se multiplient parce que les situations d’insécurité, de famine, se prolongent... C’est le cas de l’Érythrée. Mais quand les situations se stabilisent, les gens veulent rentrer chez eux. »

2. L’Europe, forteresse infranchissable ?

« Depuis les années 2000, l’Europe a beaucoup externalisé le contrôle de ses frontières vers des pays du sud de la Méditerranée et de l’est de l’Europe, poursuit Hélène Thiollet. C’est-à-dire qu’elle a transféré la responsabilité du contrôle de ses frontières aux pays de transit, ses voisins immédiats. Avec un tas de dispositifs. Notamment la directive de retour de juin 2008 : l’Europe expulse vers les pays de transit voisins (Tunisie, Ukraine, Maroc...) les migrants clandestins. Cette directive entre quasiment en contradiction avec la Convention internationale des droits de l’homme qui établit clairement le droit de migrer, le droit de quitter son pays.

L’Europe a consolidé une politique migratoire commune avec un objectif totalement sécuritaire centré sur le contrôle de l’immigration clandestine. Avec la création de Frontex en 2005, agence de contrôle des frontières, dont le budget a explosé. Et demain, avec Eurosur, qui en est le prolongement.

En 2009, le programme de Stockholm a encore renforcé la fermeture des frontières extérieures de l’Europe, notamment avec le financement de la formation des garde-frontières et garde-côtes dans les pays du sud de la Méditerranée et même celui des centres de rétention, jusqu’en Mauritanie ou au Yémen… »

3. Que devrait faire l’Europe ?
« On pourrait rêver que, dans Eurosur, la dimension sécurité soit aussi une dimension de sécurité humaine ; assurer la sécurité des personnes indépendamment de leur possibilité ou non d’être admis sur le territoire ; que les conditions de transit soient adéquates, en formant des travailleurs sociaux, en envoyant des avocats, en permettant que les demandes d’asile se fassent dans les pays de transit…
Il existe un cadre contre lequel les pays européens sont vent debout. Celui créé par le HCR en 2006 qui concerne les migrations mixtes : des flux de populations qui quittent des zones de conflit, qui n’ont pas encore de statut, sont techniquement clandestins mais potentiellement des réfugiés. C’est le cas des Somaliens, des Erythréens et des Ethiopiens qui traversent le golfe d’Aden et vont au Yémen et qui font tout autant naufrage que ceux qui arrivent aux portes de l’Europe et c’est aussi le cas des migrations en Méditerranée.
L’Union pourrait valider ce cadre-là et garantir, sans accorder systématiquement l’asile, au moins des modes de transport plus sûrs et la possibilité d’être enregistré comme demandeur d’asile et de voir la demande traitée. Ça permettrait clairement d’éviter les naufrages. L’Union craint que ça augmente les demandes d’asile. Ce n’est pas mon point de vue. Ces craintes sont liées à une méconnaissance de la réalité des flux de réfugiés.
Penser les migrations à travers la Méditerranée comme des migrations mixtes et pas comme des flux clandestins, ou criminels, sans préjuger de la situation des gens est un premier point qui pourrait être pris en compte par le conseil européen des 24 et 25 octobre. »

Asile : les données clés

8 400
Le nombre de migrants et demandeurs d’asile arrivés en Italie et à Malte par la mer au premier semestre 2013. Ils venaient principalement de l’Afrique subsaharienne (Somalie, Érythrée) et aussi d’Égypte, du Pakistan, de Syrie.
330 000
Le nombre de demandes d’asile dans l’Union européenne l’an dernier. C’est environ 30 000 de plus qu’en 2011. Principaux demandeurs : les Afghans, puis les Syriens (15 000 de plus qu’en 2011, soit trois fois plus), les Russes. (HCR, Eurostat)
L’ALLEMAGNE
C’est le pays qui enregistre la plus grande part de demandes d’asile en Europe (77 500 en 2012), devant la France (60 600), la Suède (44 000). Si on ajoute Royaume-Uni et Belgique, ces cinq pays concentrent 70 % des demandes d’asile en Europe.

Pour voir l’article en ligne :
http://www.lavoixdunord.fr/france-monde/apres-lampedusa-l-europe-fermera-t-elle-encore-les-yeux-ia0b0n1629766