Frontex, le bras armé de l’Europe Forteresse

Demain Le Monde (Belgique), n°18, CNCD-11.11.11, mars-avril 2013

Frontex, le bras armé de l’Europe Forteresse

L’Europe peine à se construire en matière fiscale, politique ou sociale. Sur les questions migratoires, malgré quelques avancées, c’est la crispation sécuritaire qui prédomine. Les États membres de l’Union européenne (UE) fondent leurs poli- tiques d’immigration sur le prétendu risque d’invasion migratoire. Si le discours erroné de l’invasion construit depuis l’Europe tend à se répandre, l’UE omet cepen- dant de préciser que les migrations vers le Nord restent minoritaires par rapport aux mobilités internes notamment au continent africain [1] Le verrouillage des voies d’accès au continent européen décourage les départs légaux, complexifie les par- cours migratoires et maintient les demandeurs d’asile à distance d’une protection internationale. Alors que le nombre de pays au sein de l’UE est passé en vingt ans de 12 à 27 membres, les demandes d’asile en Europe ont chuté de 680 000 en 1992 à 301 000 en 2011 selon Eurostat. Pourtant, pendant cette période, crises et conflits n’ont pas cessé, il semble donc que le dernier lauréat du prix Nobel de la paix ne s’attarde guère sur les causes profondes des migrations, ni sur le respect du droit d’asile.

Externalisation des contrôles

Aujourd’hui, la politique européenne ne se limite plus seulement à empêcher les personnes migrantes d’entrer sur son territoire, elle vise dorénavant à les empêcher de quitter leur lieu d’origine. Pour atteindre leurs objectifs, l’UE et les États membres ont recours aux accords de réadmission avec les pays d’origine des migrants qui s’accompagnent de pressions envers ces pays pour les inciter à adop- ter des législations répressives à l’égard des migrants. Il s’agit en fait d’externali- ser la gestion des migrations en sous-traitant les contrôles migratoires aux pays d’Afrique ou d’Europe de l’Est.
Interviewée par Libération en octobre 2012, Claire Rodier explique que « l’Europe opère un transfert du ’sale boulot’ – déportations de masse, détentions arbitraires, tortures – dans des pays dont les standards sont moins élevés qu’en Europe, en permettant de s’affranchir des obligations que les lois européennes imposent en matière de respect des droits de l’Homme. La juriste du Groupe d’information et de soutien aux immigrés (GISTI, France) ajoute que cela « participe du rapport de dépendance que l’UE entretient avec son voisinage proche. Car, aux pays concer- nés, on promet, en échange de leur collaboration, le financement d’actions de coo- pération ou des contreparties de nature politique ou diplomatique. »
La Turquie, à cet égard, est un modèle de zone-tampon dans la stratégie euro- péenne de mise à distance des migrants. Comme l’indique le réseau Migreurop dans son rapport annuel [2], le pays candidat à l’UE édifie un mur à l’ouest pour empêcher les passages frontaliers vers la Grèce et verrouille à l’est sa propre fron- tière avec l’Iran, et organise ce qui s’apparente à une vraie « chasse aux réfugiés ».

Frontex, une agence aux moyens militaires

L’autre dispositif coûteux dont l’UE s’est dotée pour se prémunir de la supposée invasion de migrants, c’est l’agence Frontex. Créée en 2004, opérationnelle depuis 2005, dont le siège est basé à Varsovie, Frontex est une agence européenne de coo- pération aux moyens militaires. Elle a pour objectif « d’améliorer la gestion intégrée des frontières extérieures des États membres de l’UE ». Depuis sa création, son financement et le nombre des opérations menées sont en considérable augmenta- tion. De 6 millions d’euros en 2006, son
budget est passé à 88 millions d’euros en 2011. Frontex est en possession, via les États membres, de plus d’une quarantaine d’hélicoptères et d’avions, d’une centaine de bateaux et d’environ 400 unités d’équi- pement tels que des radars, des sondes, des caméras, etc. Ce matériel et son budget permettent à l’agence de développer des opérations qui visent à surveiller les zones frontalières afin de repousser les ressortissants de pays tiers hors du territoire européen et d’organiser des vols conjoints depuis plusieurs États membres.
L’agence coordonne les opérations aux frontières maritimes, terrestres et aéropor- tuaires avec l’appui des autorités de police, des gardes-frontières et des douanes des États tiers. En mer, Frontex patrouille au large des Îles Canaries, de l’île italienne de Lampedusa ou de Malte, mais également au large de la Grèce et sur le Canal de Sicile. Les patrouilles sont présentes dans les eaux territoriales européennes, inter- nationales mais aussi dans les eaux des pays non européens. Les opérations aux frontières terrestres, quant à elles, visent à renforcer les contrôles principalement au niveau de la frontière gréco-turque. Enfin, dans les grands aéroports européens, Frontex contrôle les migrants selon leur provenance et leur nationalité. Notamment ceux considérés par l’agence comme étant un « risque migratoire » potentiel.
L’agence Frontex déploie donc des moyens disproportionnés pour combattre un ennemi qui n’en n’est pas un. Elle s’érige en « véritable armée au service de la poli- tique migratoire d’une Europe forteresse, menant à armes inégales une guerre aux migrants qui n’ont rien de soldats », pour reprendre un énoncé d’une récente conférence de la Ligue belge des droits de l’Homme. La conséquence semble pré- visible : un recul généralisé du droit protégeant les libertés et l’intégrité des per- sonnes. C’est ce que dénoncera la campagne euro-africaine FRONTEXIT qui sera lancée ce 20 mars à Bruxelles et à Nouakchott en Mauritanie et quelques jours plus tard à Tunis lors du Forum social mondial.

Les droits humains mis à mal

En 2001, l’Union européenne adoptait un dispositif dit de « protection temporaire » pour les ressortissants d’États qui, victimes de conflits armés, de troubles politiques ou de catastrophe naturelle dans leur pays, auraient besoin en urgence de trouver un abri sur le vieux continent. En 2011, pendant le conflit en Libye, des milliers de personnes sont contraintes de fuir vers les frontières des pays voisins ou vers le continent européen. Montrant par là où sont ses priorités, l’Europe, au travers de l’agence Frontex, déploie alors
ses moyens militaires en Méditerranée et autour de l’île de Lampedusa, afin de dissuader tout départ vers le Nord, au mépris de son propre dispositif de protection.
Cet exemple témoigne à lui seul de la difficile adéquation entre le respect du droit d’asile et du principe de non-refoulement, d’une part, et les opérations de Frontex de maintien de la sécurité et de répression de l’immigration, d’autre part. En agis- sant comme le bras armé des États membres de l’UE, Frontex constitue un facteur d’aggravation des risques encourus par les migrants. En 2009, par exemple, 75 per- sonnes fuyant la Libye ont été interceptées au large des côtes italiennes par une patrouille de Frontex et remises aux mains des autorités libyennes sans considé- ration des situations individuelles. Le respect du principe de non refoulement des demandeurs d’asile n’a pas été garanti dans ce cas, car, parmi les migrants, pou- vaient se trouver des personnes en quête d’une protection internationale. À la suite de cela, en février 2012, l’Italie a été condamnée par la Cour européenne des droits de l’Homme.
Tour à tour, au mépris de l’article 13 de la Déclaration universelle des droits de l’Homme consacrant le droit de quitter tout pays y compris le sien [3], au Maroc, en Tunisie et en Algérie, l’émigration irrégulière devient un délit. Chaque année, des dizaines de milliers de personnes en migration sont arrêtées, enfermées, refoulées généralement en dehors de tout cadre juridique et administratif.
Autre pratique sujette à controverses : les vols conjoints organisés par l’agence pour renvoyer des migrants en situation irrégulière. 32 vols ont été organisés par Frontex en 2010. Ceux-ci pourraient être apparentés à des expulsions collectives prohibées par la Convention européenne des droits de l’Homme. Aucune garantie n’est apportée afin que les expulsions organisées sous l’égide de cette agence se fassent dans un respect strict des conditions énoncées par la Cour : prise en compte individuelle et différenciée de la situation des personnes et absence de motivation de renvoi à caractère collectif dans le procédé menant à l’expulsion.

Flou juridique, responsabilités diluées

L’UE tend à se dégager de ses responsabilités en sous-traitant la surveillance des contrôles migratoires aux États non européens – pays de départ ou de transit – et en maintenant un flou juridique autour des activités de Frontex, qui favorise une dilution des responsabilités.
Une des caractéristiques principales de l’agence est l’opacité dans laquelle elle opère. Cette nébulosité participe à la méconnaissance de l’agence européenne par la population et même par les représentants politiques.
Alors que les États membres restent légalement responsables du contrôle des frontières et des opérations qui y sont reliées, l’agence jouit d’une large autonomie. Elle est dotée d’une personnalité juridique propre qui lui permet de signer librement des accords avec des parties tierces – pays tiers ou organisations européennes et internationales. Par ailleurs, les agissements des agents de Frontex sont principalement du ressort des États membres qui détachent leurs gardes-frontières sur les opérations de l’agence, Frontex employant elle-même peu de personnel. En cas d’atteintes aux droits fondamentaux, il est difficile, à l’heure actuelle, de savoir qui est responsable. Est-ce la responsabilité de l’agence qui est engagée ou celle des États européens, ou bien, suivant les cas, celle des États tiers ? Aucun mécanisme de plainte par les victimes n’existe au sein de Frontex et n’est en soit possible si la responsabilité n’est pas clairement établie.
Le Contrôleur européen de la protection des données s’est aussi inquiété de l’absence de cadre juridique en matière de protection des données. Le cadre de la coopération avec Europol, et en particulier l’échange d’informations entre les deux agences, demeure flou. L’autorisation de port d’armes accordée à l’ensemble des équipes Frontex ne fait aucune mention des principes minimums de nécessité et de proportionnalité. Une étude de 2011 fait état de l’hétérogénéité des codes de conduite nationaux encadrant l’usage de la force par les gardes- frontières. Cette absence de cadre européen homogène régulant l’usage de la force par les corps chargés du contrôle des frontières laisse présager une permissivité inquiétante.

Pour voir le dossier complet en ligne :
http://www.cncd.be/IMG/pdf/2013-03-01_DLM_18.pdf