Frontex, l’opacité aux frontières de l’Europe

Libération, 12/10/2013

L’agence chargée d’intercepter les migrants à l’entrée de l’Union est accusée de bafouer les droits de l’homme et d’agir dans l’opacité.

Après le nouveau drame au large de Lampedusa, Cecilia Malmström, commissaire européenne chargée des Affaires intérieures, affirme qu’« il est plus urgent que jamais de lancer la grande opération Frontex » qu’elle a annoncée en début de semaine à Luxembourg pour la surveillance des frontières européennes. Au lendemain du naufrage qui a fait plus de 300 morts, elle avait réclamé une vaste opération de « sécurité et de sauvetage » de migrants. Les pays européens seront appelés à fournir des navires, des avions et de l’argent pour permettre à Frontex, l’agence de surveillance des frontières européennes, de mener à bien cette mission. Or, depuis le mois de mars, une campagne interassociative, « Frontexit », organisée entre autres par le réseau Migreurop, veut attirer l’attention sur Frontex et certaines de ses pratiques qui seraient contraires aux droits de l’homme.

QUI S’OCCUPE DU CONTRÔLE AUX FRONTIÈRES DE L’EUROPE ?

Jusqu’à la création de l’espace Schengen, en 1997, le contrôle des frontières était du seul ressort des Etats souverains. Le traité d’Amsterdam, en permettant la libre circulation des ressortissants des Etats membres, prévoyait en contrepartie une coopération policière et judiciaire, notamment en matière de lutte contre l’immigration clandestine. C’est en 2004 que le Conseil de l’Union européenne crée l’agence Frontex. Indépendante, basée à Varsovie, elle est dotée d’un budget annuel de 85 millions d’euros. « L’agence coordonne la gestion des frontières extérieures des Etats membres, les assiste pour la formation des gardes-frontières nationaux, effectue des analyses de risques et organise des opérations conjointes de retour des migrants dans leurs pays d’origine », explique Ewa Moncure, chargée des relations presse chez Frontex.

DE QUELS MOYENS DISPOSE FRONTEX ?

Une kyrielle d’institutions européennes agit aux côtés de l’agence pour repérer les migrants : Europol, Eurojust, Cepol et d’autres encore. Mais c’est Frontex qui est en ligne de mire avec ses opérations de terrain. En 2010, elle disposait de 22 avions légers, de 113 bateaux et de 26 hélicoptères mis à disposition par les Etats membres, ainsi que de radars mobiles, de caméras thermiques et détecteurs de battements de cœur. L’agence met à la disposition des Européens une force de réaction rapide, les « Rabits » (pour « Rapid Border Intervention Team », équipe d’intervention rapide aux frontières), composée d’un vivier de gardes-frontières européens. Surnommés froidement « les mains sales de l’Europe » par l’ONG Human Rights Watch, ils se tiennent prêts à intervenir en cas de crise, à l’une ou l’autre des frontières extérieures de l’Union.

Le déroulement de ces opérations est relativement standardisé : une fois localisés à la frontière, sur terre ou sur mer, les migrants arrêtés sont reconduits dans leurs pays d’origine ou transférés dans des camps de détention tristement connus pour leur insalubrité. A la frontière gréco-turque, que des milliers de Syriens tentent de franchir, fuyant la guerre, 80 agents de Frontex sont venus renforcer la police locale ces derniers mois. La nuit, les forces de l’Agence repèrent avec des caméras infrarouges les trajectoires des passeurs pour mieux intercepter les migrants qui les empruntent.

QUELLES GARANTIES POUR LES DROITS DE L’HOMME ?

Olivier Clochard, cofondateur du réseau d’ONG Migreurop, rappelle que toutes ces opérations sont tenues de respecter le cadre juridique qui les fonde : « L’Union européenne a l’obligation, selon la législation en vigueur, d’examiner tous les cas d’immigrés demandant le droit d’asile. Etant donné la provenance des migrants, d’Erythrée, de Somalie, de pays dictatoriaux ou en guerre, et vu ce qu’ils sont prêts à endurer pour rejoindre l’Europe, on peut imaginer aisément qu’une grande majorité d’entre eux sont éligibles au droit d’asile. » C’est là que le bât blesse, Frontex refoule les migrants dans leurs pays d’origine sans toujours vérifier si ces derniers peuvent, ou non, demander le droit d’asile.

Ewa Moncure, de Frontex, met en avant la souveraineté étatique de ses commanditaires pour parer la critique : « Le respect des droits de l’homme est pour nous fondamental. Nous avons sauvé 16 000 vies en Méditerranée ces deux dernières années. Nos agents sont formés et sensibilisés au respect des droits. Nous ne faisons qu’assister les Etats, la mission de Frontex est d’ordre technique. » En 2012, la Cour européenne des droits de l’homme avait condamné l’Italie pour de multiples violations des droits fondamentaux parce qu’elle avait reconduit vers la Libye des migrants somaliens et érythréens interceptés en mer. Pour Olivier Clochard, « Frontex se défausse de ses responsabilités, elle participe à des actions étatiques qui ne respectent pas les droits fondamentaux. Elle est donc responsable au même titre que les Etats ! »

FRONTEX AGIT-ELLE EN DEHORS DE L’EUROPE ?

Dans un documentaire que diffuse actuellement Arte +7, Karl Kopp, membre de l’ONG Pro Asyl, dénonce : « L’Europe essaye de déplacer les frontières, elle ne surveille plus les eaux européennes mais les eaux des pays tiers, de cette manière les atteintes au droit de l’homme ne se font plus sur le territoire européen ». Il s’agit de délocaliser les opérations de Frontex dans les pays d’origine des migrants : « Par le biais d’accords bilatéraux, l’Europe et son agence promettent des investissements économiques et de l’aide au développement en échange d’une coopération migratoire. » Selon Migreurop, c’est une externalisation de la politique migratoire qui se joue. Olivier Clochard renchérit : « Les accords avec les pays tiers ne sont pas validés par le Parlement comme ça devrait l’être juridiquement. Le traité de Lisbonne le prévoit de façon explicite. Frontex avance que ce ne sont que des accords techniques, mais c’est faux. » L’agence, dans son rapport de 2009, se réjouit de la réduction du nombre de migrants interceptés en provenance de la Mauritanie et du Sénégal, grâce à une « surveillance aérienne et maritime optimisée » à proximité des deux pays, avant même, donc, que les candidats à la traversée ne quittent la côte africaine. Pourtant le Pacte international relatif aux droits civils et politiques prévoit que « toute personne est libre de quitter n’importe quel pays, y compris le sien. »

FRONTEX SAUVE-T-ELLE DES VIES ?

Le budget de l’agence de surveillance des frontières européennes est « insuffisant », a estimé mardi le chef de la diplomatie française Laurent Fabius. Jeudi, le Parlement européen a voté une résolution sur le système de surveillance des frontières, Eurosur, qui prévoit de mieux « pister, identifier et secourir » les petits navires en danger qui prennent la mer chargés de migrants.

Quand on lui demande si, malgré tout, l’agence européenne ne permet pas de sauver des vies, Olivier Clochard répond par des chiffres, ceux d’Eurostat : « Frontex demande un renforcement de ses moyens mais les résultats ne sont pas là. En 2005 il y a eu 922 morts aux frontières. En 2007, alors que sont créées les unités spéciales, les "Rabits", et que le budget de l’agence augmente, il y a 1 786 morts. En 2009, l’organisation a établi des accords bilatéraux avec l’ex-dictateur libyen, Mouammar Kadhafi, pour constituer des patrouilles conjointes avec les garde-côtes libyens, et il y a encore eu 1 500 morts aux frontières européennes. Rien ne change. »

Thomas LOUBIÈRE

Pour retrouver l’article en ligne :
http://www.liberation.fr/monde/2013/10/12/frontex-l-opacite-aux-frontieres-de-l-europe_938564