La lutte contre les passeurs cache une guerre aux migrants

Le Monde (France), 09/10/2015

Depuis le 7 octobre, l’Union européenne (UE) va passer à la deuxième phase de l’opération navale qu’elle a engagée en Méditerranée (EUNAVFOR MED, bientôt rebaptisée « Sophia ») après les terribles naufrages de boat people du mois d’avril, afin de « lutter contre les trafiquants et les passeurs en zone méditerranéenne ». Après une première phase d’observation destinée à collecter du renseignement sur les flux maritimes de ce trafic au large des côtes libyennes, feu vert est désormais donné aux forces militaires des États membres pour « arraisonner, fouiller, saisir et dérouter les embarcations soupçonnées de servir à la traite humaine ». La troisième phase prévoit la destruction des navires. La guerre ainsi déclarée aux passeurs est-elle une réponse appropriée à ce qu’il est convenu d’appeler la « crise migratoire » que connaît l’Europe depuis de nombreux mois, et à ses conséquences meurtrières (près de 5 000 personnes ont trouvé la mort en tentant de rejoindre le territoire européen depuis janvier 2014, de l’ordre de 30 000 depuis vingt ans) ? On a toutes les raisons d’en douter.

Une opération inutile

D’abord au regard des objectifs affichés (« démanteler le modèle économique des trafiquants » pour prévenir l’immigration irrégulière). La lutte contre les passeurs et le trafic d’êtres humains est une des composantes de la politique migratoire de l’UE depuis plus de dix ans. On ne constate pourtant aucune diminution substantielle du nombre de « passages » au cours de cette période, au contraire. L’agence Frontex, qui annonce en mars 2015 une augmentation, en douze mois, de 31 % du nombre de passeurs appréhendés, fait pour la même période le constat d’une explosion du nombre d’entrées illégales en Europe (trois fois plus en 2014 qu’en 2013, selon ses chiffres). Certes, le franchissement des frontières par des personnes dépourvues de documents est devenu un commerce rentable, qui a engendré la mise en place d’organisations criminelles dont les méthodes violentes et les tarifs justifient qu’on s’alarme.
Mais le développement de ce commerce est proportionnel à celui du verrouillage des voies légales de passage auquel les pays européens s’emploient depuis une vingtaine d’années, en posant notamment des conditions drastiques à la délivrance de visas. Aujourd’hui, un Syrien qui sollicite, depuis le Liban ou la Turquie, un visa dans un consulat européen est considéré comme un « risque migratoire », et sa demande est rejetée. Dans ce contexte, la lutte contre les passeurs est contre productive. L’expérience le montre, les politiques migratoires fondées sur la fermeture n’empêchent pas les gens qui en ont besoin de franchir les frontières. En revanche, elles les poussent à emprunter des itinéraires plus longs, plus dangereux… et plus coûteux, donc à enrichir ceux qu’on prétend combattre. L’observation des modes opératoires utilisés pour la traversée de la Méditerranée au cours des dix dernières années montre en outre que les passeurs savent parfaitement s’adapter aux contraintes qu’impose la diversification des dispositifs de surveillance.

Une opération dangereuse

Ensuite, parce qu’en combattant les trafiquants avec des moyens militaires visant à détruire les navires qu’ils affrètent, on fait courir de gros risques aux passagers qui sont à bord, pris en étau entre ceux qui les convoient et les forces d’intervention. Un document de travail du Comité politique et de sécurité (COPS) du Conseil européen datant de mai 2015 envisage explicitement – en les assumant – les « risques de dommages collatéraux, incluant la perte de vies humaines » que pourrait entraîner une intervention armée en pleine mer. De fait, comment imaginer qu’on peut « éliminer » les embarcations suspectes en épargnant leurs occupants, presque toujours en surnombre, dont certains sont parfois confinés à fond de cale ? Sans aller jusqu’à cette extrémité, on constate déjà, quelques semaines après la mise en place de l’opération EUNAVFOR MED au large de la Libye, que la présence des bâtiments militaires qui y sont affectés est impropre à éviter les naufrages : s’ils n’ont pas pris la forme spectaculaire de ceux du mois d’avril 2015 (près de 1 500 personnes noyées en quelques jours), ceux-ci ont continué, tout au long de l’été, à endeuiller la Méditerranée. Et ce sont, le plus souvent, des équipages civils – marine marchande ou bateaux affrétés par des ONG – qui ont répondu aux appels de détresse lancés par les boat people qui ont pu être sauvés.

Un obstacle au droit d’asile

Enfin, rien, dans le plan de l’opération EUNAFVOR MED, n’est dit du sort des personnes que la lutte contre les passeurs va empêcher de traverser la Méditerranée. En cas d’arraisonnement, seront-elles acheminées vers l’Europe et prises en charge ? Ou plus vraisemblablement, débarquées sur la côte libyenne d’où elles tentaient de partir, dans un pays connu pour les mauvais traitements (rafles, détention, racket) qu’y subissent les migrants ? À supposer que l’intervention militaire européenne mette, pour un temps, un frein à l’activité de passage par cette route maritime, quelles solutions pour les réfugiés désormais privés des moyens de rejoindre la terre d’asile à laquelle ils aspirent ? En prétendant faire la guerre aux passeurs sans prévoir d’alternatives pour celles et ceux qui ont un impérieux besoin de rejoindre l’Europe, c’est contre les exilés et les migrants que les gouvernements de l’UE pointent leurs armes.

Claire Rodier, auteure de Xénophobie business. À quoi servent les contrôles migratoires (La Découverte, 2 012), est membre du réseau Migreurop.

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[http://www.lemonde.fr/idees/article/2015/10/09/la-lutte-contre-les-passeurs-cache-une-guerre-aux-migrants_4786389_3232.html#w38pOk586gXOsIU4.99-