Claire Rodier : « L’UE en est restée aux analyses et aux méthodes des années 90 »

Libération (France), 03/08/2015

Pour cette juriste, membre du Gisti, l’Europe et la France ne font preuve d’« aucune imagination » en misant sur une doctrine uniquement répressive.

Membre du Groupe d’information et de soutien des immigrés (Gisti) et cofondatrice du réseau Migreurop, Claire Rodier critique le manque de réalisme des pays européens sur la question migratoire.

Quel regard portez-vous sur l’action politique concernant la question migratoire ?

Si l’on prend un peu de recul sur les dix dernières années, on ne peut que constater une répétition constante : augmentation des moyens financiers, lutte contre l’immigration clandestine et les réseaux de passeurs, sécurisation des frontières, plus grande collaboration avec les pays d’origine… Force est de constater que ces mesures sont inefficaces. Les pays européens n’ont absolument aucune imagination, aucune idée nouvelle. (photo DR)

Comment expliquez-vous cette répétition et cette absence de solutions nouvelles ?

Sur les quinze dernières années, il n’y a eu, de la part des gouvernements, aucun effort, aucune prise en compte de l’évolution du phénomène migratoire (changement de nationalités, de motifs de départ…). Les pays de l’UE en sont restés aux analyses et aux méthodes qui valaient dans les années 90. A l’époque, face à une immigration essentiellement économique, il s’agissait de donner l’impression aux opinions publiques que l’on contrôlait qui pouvait ou non entrer et rester sur le territoire. Cette doctrine répressive reste celle des gouvernements européens actuels. Or la situation de 2015 est différente. Des conflits ont éclaté et se déroulent aux portes de l’Union européenne. Un très gros pourcentage de ceux qui tentent de traverser la Méditerranée et qu’on retrouve ensuite à Calais ne sont pas - principalement - des migrants économiques, mais des personnes qui ont besoin de protection et qui, au regard de la législation internationale, ont droit à un accueil. Nos gouvernements restent accrochés à leur vieille doctrine, car ils sont dans l’incapacité totale de faire face à cette nouvelle réalité. Oui, il serait normal d’accueillir des Syriens qui fuient un pays en guerre comme des populations, à d’autres moments de l’histoire, ont été accueillies par d’autres pays. Mais au lieu de ça, la France, comme d’autres pays, reste braquée sur l’illusion qu’on peut contrôler ses frontières.

N’est-ce pas aussi par peur de la montée de l’extrême droite dans beaucoup de pays européens ?

On peut aussi penser que la montée de l’extrême droite sur notre continent est due à ces discours anti-immigration tenus par des femmes et hommes politiques censés se montrer responsables et capables de dégonfler les fantasmes… Alimenter le rejet, la peur de l’immigré sur fond de crise économique et sociale, c’est aussi un très bon ferment pour l’extrême droite. Ce discours d’hostilité dure depuis quinze-vingt ans, et l’extrême droite ne cesse de monter. Historiquement, l’UE a construit sa politique migratoire sur trois principes : intégration, lutte contre l’immigration clandestine et accueil des réfugiés. Or que constate-t-on ? Que l’essentiel des moyens ont été mis sur la lutte contre l’immigration clandestine et non sur l’intégration ou l’accueil des réfugiés.

Quelles solutions la France pourrait-elle, selon vous, porter ?

A court terme, elle pourrait dénoncer le règlement de Dublin [texte européen qui oblige le pays dans lequel un migrant est entré en premier à examiner la demande d’asile, ndlr], extrêmement nocif pour les demandeurs d’asile et qui porte préjudice aux pays situés aux frontières de l’UE. Un demandeur d’asile devrait pouvoir choisir librement le pays dans lequel il a envie - ou des raisons - de rester. Le Royaume-Uni ne pourrait renvoyer les migrants vers la France, et la France vers l’Italie ou la Grèce. Quant à la situation à Calais, 3 000 personnes, c’est peut-être beaucoup pour une ville, mais une goutte d’eau à l’échelle de notre pays. La France a des capacités d’accueil. C’est une question de volonté politique. Aujourd’hui, en Europe, chacun est obsédé par sa propre opinion publique. La Commission européenne a bien tenté d’imposer des règles contraignantes. Sans résultats. Si nous ne mettons pas à plat cette question migratoire, elle deviendra, à terme, un vrai problème pour la cohésion européenne.

Lien vers l’entretien de Lilian Alemagna sur Libération