La politique de quotas de réfugiés par pays en Europe est-elle l’unique solution ?

L’Humanité (France), 27/05/2015

Un arbre qui cache la forêt des mauvaises intentions par Claire Rodier 
et Olivier Clochard de l’association Migreurop.

La polémique suscitée par la proposition de la Commission d’instaurer des «  quotas  » de demandeurs d’asile, pour tenter d’en équilibrer la charge de l’accueil dans tous les pays de l’Union européenne (UE), cache la forêt des mauvaises intentions des responsables politiques. D’une part, le mécanisme prévu, fondé sur des clés de répartition censées tenir compte de la situation de chaque pays, conduit implicitement à reconnaître que le règlement Dublin [1]ne fonctionne pas ; pourtant il n’est pas question de le remettre en cause. Au contraire le Conseil, dans sa communication du 20 mai, maintient que celui-ci «  doit rester le socle de l’équilibre de l’espace Schengen, avec le règlement Eurodac  ». D’autre part, la proposition s’accompagne de l’annonce d’un renforcement des contrôles aux frontières et du lancement d’une mission navale pour détruire les bateaux des passeurs. Il est peu probable qu’une telle opération guerrière entrave durablement l’activité des trafiquants ; en revanche, outre les risques qu’elle fait peser sur les candidats à la traversée de la Méditerranée, elle en renchérira pour certains le coût et la dangerosité, laissant les autres à la merci de ceux qui les persécutent. Elle place ainsi bourreaux, passeurs et chefs des gouvernements européens sur une même échelle de responsabilité.

La ministre britannique de l’Intérieur, Theresa May, a déjà franchi le pas en déclarant que les migrants qui traverseraient la Méditerranée pour tenter de rejoindre l’UE «  devraient être renvoyés  » [2]
. La chef de la diplomatie de l’UE – Federica Mogherini – s’apprête à la suivre lorsqu’elle affirme vouloir étendre la coopération avec les pays d’origine ou de transit des migrants comme le Soudan, l’Érythrée ou l’Égypte à travers le processus de Khartoum, par un mécanisme consistant à donner des aides financières à des dictatures. Reporters sans frontières (RSF) a ainsi révélé que, dans le 11e Fonds européen pour le développement (FED/2014-2020), une enveloppe de 312 millions d’euros serait accordée à l’Érythrée – soit trois fois plus qu’en 2009 – afin de faire face à l’afflux des migrants provenant de cet État de la Corne de l’Afrique [3].

Le peu, voire l’absence d’ambition montrée par les dirigeants européens pour aider les populations en détresse aux frontières de l’Union européenne ne fait que prolonger l’attitude écœurante dont ils font preuve depuis 2011 vis-à-vis des réfugiés cantonnés dans les pays voisins de la Syrie. Pour rappel, le Liban, dont la population est de 4 millions d’habitants, compte sur son sol, en 2015, plus d’un million de réfugiés syriens quand les 28 États membres de l’UE n’en accueillent que 200 000 (2011- 2014). Le haut-commissariat aux Réfugiés souhaiterait qu’ils acceptent de prendre en charge (on dit «  réinstaller  ») 20 000 personnes par an. Cela correspondrait à 0,2 % des dix millions de réfugiés dans le monde recensés par le HCR. Nous sommes encore très loin de cet objectif : si la Commission européenne propose de l’atteindre (en deux ans !), la plupart des États membres sont très réticents à mettre en œuvre un tel dispositif, et le droit de l’UE ne prévoit aucune base légale pour les y contraindre.

En parallèle, la Commission européenne avance l’idée qu’un «  hotspot  » pourrait être mis en place afin de traiter rapidement les demandes d’asile, avec l’aide du Bureau européen d’appui pour l’asile, de l’agence Frontex et d’Europol.

Plutôt que de créer des mécanismes exceptionnels, sources de polémiques et difficilement applicables, les pays européens disposent pourtant de solutions simples : supprimer le règlement Dublin qui fait injustement peser l’essentiel de l’accueil des réfugiés sur les pays du sud de l’UE ; déclencher le mécanisme prévu par la directive de 2001 relative à «  une protection temporaire en cas d’afflux massif de personnes déplacées  », qui n’a jamais été mise en application ; et, surtout, ouvrir enfin des voies légales d’accès à l’Europe.


Ouvrir les frontières, c’est repolitiser la mondialisation par Michel Agier, anthropologue à l’Institut
 de recherche pour le développement et à l’EHESS.
 [4].

Pour parler d’une véritable mondialisation, la première condition est la liberté de circuler, et donc l’ouverture des frontières pour les migrants. Contrairement à ce qu’on entend généralement, cette proposition est réaliste et nécessaire. J’en proposerai quelques arguments.

Le premier argument est humaniste et c’est bien un choix politique. Contre toutes les formes de déshumanisation que nous ne cessons d’observer dans le monde, contre le retour de l’idée d’indésirabilité d’une partie des humains qui avait déjà marqué les années 1930 à propos des juifs ou des exilés espagnols, nous avons le choix de redire l’unité de l’homme et traduire cette idée en politique. Aujourd’hui, cela détermine la réponse à l’errance des réfugiés de différents pays, alors qu’il y a une profonde inégalité du point de vue de leur accueil. Pour ne prendre qu’un exemple, avec 4 millions de Syriens en exil, dont 1 300 000 au Liban alors que ce pays compte 4 millions et demi d’habitants, on ne peut qu’être inquiet des pitoyables polémiques gouvernementales à propos de la répartition de 20 000 réfugiés en Europe, soit moins de 0,004 % de la population. Il s’agit au contraire de relancer l’humanisme comme valeur politique, contre le retour des effets désastreux de l’obscurantisme.

Le deuxième argument est pragmatique. La légalisation facilite la circulation des personnes, c’est-à-dire un mouvement permanent d’allers et retours. On se trompe en croyant que les gens sont partout dans les pays du Sud, fascinés par l’Europe et le monde occidental. Les migrants aiment leur pays, leur famille, leur quartier, comme tout le monde. En revanche, la fixation (parfois clandestine et dans les pires conditions) a lieu dans les pays de migration parce que toute sortie signifierait l’impossibilité d’y revenir. Il est nécessaire de changer de regard sur ce phénomène, les chercheurs l’ont fait depuis longtemps. On peut ainsi affirmer que la légalisation des libres circulations relancerait le lien aux pays de départ.

Un troisième argument est économique. Cela concerne l’aide au développement, serpent de mer des politiques européennes. On a justement reproché aux politiques de développement des pays européens en Afrique notamment, dans les années 1960-1970, de vouloir maintenir une domination postcoloniale sur les pays anciennement colonisés sans que les effets économiques se fassent voir. Aujourd’hui, toutes les enquêtes montrent que l’apport financier des migrants par leurs transferts d’argent au pays est au moins trois fois plus important que «  l’aide au développement  » officielle des pays européens. Autrement dit, la reconnaissance de la légitimité des migrants, du droit à migrer, permettrait un rééquilibrage Nord-Sud qui serait tout autant au bénéfice des pays du Nord.

Un quatrième argument est administratif. Il concerne la portée de la légalisation du passage des frontières. Le fait d’autoriser et d’accompagner les libres circulations permettrait de mieux les «  voir  », les connaître et les valoriser. Il ne crée pas ces zones d’ombre de l’illégalité dans lesquelles les migrants se retrouvent de force, et non par choix.

Un cinquième argument est la sortie d’un engrenage de la violence sans fin. Ouvrir les frontières, c’est mettre fin aux milliers de morts des migrants, qui participent d’un climat de tension internationale, et c’est enlever le pain de la bouche de ceux qui ont fait profession de trafiquants de cargaisons humaines en profitant de plus en plus et de manière de plus en plus dangereuse d’une économie de la prohibition.

Un sixième argument est réaliste. C’est la réponse honnête aux fantasmes et polémiques qui ont cours dans les pays d’arrivée des migrations, et notamment la crainte de «  l’appel d’air  ». Tout comme on n’empêche pas les gens de se déplacer, on ne change pas les causes de la migration en fermant les frontières. À l’inverse, aucune enquête n’a encore prouvé la véracité de ces fameuses «  invasions  » tant craintes. Ni l’opération de sauvetage « Mare Nostrum » menée par l’Italie en 2014, ni les régularisations de migrants en situation irrégulière (600 000 en Espagne en 2005, 500 000 en Italie en 2006, près de 5 millions aux États-Unis en 2014, etc.) n’ont jamais provoqué «  d’appel d’air  ». Elles ont juste permis de commencer à réconcilier les migrants avec leurs sociétés de départ et d’accueil. On n’empêche pas les gens de circuler, c’est le principe même du peuplement de la planète depuis les origines de l’humanité.

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