L’enfermement des étrangers en Belgique

La loi belge [1] prévoit la possibilité d’enfermer, en vue de leur éloignement du territoire, des étrangers séjournant illégalement dans le pays, des demandeurs d’asile déboutés et des personnes qui ont demandé l’asile à la frontière. En vertu de ces dispositions l’Office des étrangers, qui dépend du ministère de l’Intérieur, gère six centres fermés, dont deux sont situés « à la frontière ». Un arrêté royal [2] fixe le régime et les règles de fonctionnement applicables à ces lieux de détention, à l’exception du centre pour passagers inadmissibles situé à l’aéroport de Zaventem, pour lequel une réglementation est toujours attendue.

On peut considérer que les centres belges appartiennent à la catégorie de type 4 telle que définie dans les conclusions du séminaire de février : ils ont pour fonction l’enfermement, en vue de leur expulsion, d’étrangers non délinquants - et aussi, depuis 2002, d’étrangers arrivés au terme d’une peine de prison pour délits mineurs. Un seul, le 127 bis de Steenokkerzeel, relèverait du type 2 puisque des demandeurs d’asile y sont retenus dans l’attente de l’examen de recevabilité de leur demande.

Les centres [3]

Les six centres présentent un caractère carcéral très prononcé : entourés de hauts murs, de grillages renforcés, de barbelés, et pourvus d’un dispositif de sécurité impressionnant. Situés en dehors des agglomérations, ils ne sont guère visibles et restent peu connus du grand public : la presse n’en fait guère mention que lorsque se produit un événement dramatique.

Bruges et Merksplas sont de vieux bâtiments réaffectés (anciennement prison pour femmes et lieu d’enfermement de vagabonds...), le 127 bis et Vottem ont été construits et aménagés ad hoc. Ces différences d’infrastructure entraînent une disparité importante dans les conditions de détention. Les détenus se plaignent beaucoup des conditions dans les vieux centres : vétusté des infrastructures, notamment sanitaires, obligation de vie de groupe, non accessibilité des dortoirs pendant la journée... Des améliorations substantielles ont toutefois été apportées récemment, et dans l’ensemble les centres sont matériellement « présentables ».

Les « occupants » [4]

En dehors du centre « INAD » de l’aéroport, tous les centres reçoivent trois catégories de détenus : illégaux, demandeurs d’asile à la frontière et personnes ayant demandé l’asile sur le territoire. Certains demandeurs d’asile sont encore en procédure de recours.

Une importante opération de régularisation a été menée en 2000 et 2001 ; cependant un certain nombre de clandestins n’ont pas pu, ou pas osé, soumettre leur dossier et se trouvent maintenant enfermés en vue d’une expulsion, alors qu’ils auraient pu satisfaire aux critères adoptés pour la régularisation (notamment, une longue durée de séjour dans le pays, des attaches durables...). Et les arrestations d’illégaux se multiplient depuis la fin des régularisations. D’autre part, la révision annoncée de la procédure d’asile, en vue de la rendre plus humaine et plus respectueuse des droits des demandeurs, n’a pas eu lieu : il est fréquent de rencontrer dans les centres, menacés d’expulsion, des demandeurs d’asile déboutés dont le cas aurait dû faire l’objet d’un traitement plus attentif. Le désespoir avec lequel certains résistent aux tentatives d’expulsion violentes témoigne des craintes qui sont les leurs en cas de retour dans leur pays (ou un pays voisin).

Tout ceci concourt à créer dans les centres un climat où se mêlent la révolte contre l’enfermement, la crainte de l’expulsion et de ce qu’elle comporte comme violence au départ et incertitudes à l’arrivée, et la détresse consécutive à l’échec d’un projet. S’y ajoutent, à des degrés variables, des griefs relatifs à des vexations et atteintes aux droits de l’individu : non confidentialité du courrier et des conversations téléphoniques, arbitraire dans l’octroi du droit de visite à des personnes non membres de la famille, manque d’écoute du service médical, fouilles et sanctions disciplinaires...

Population hétérogène en situation d’échec et de détresse, souvent fragilisée par un vécu antérieur difficile voire tragique, incompréhension d’un traitement assimilé à une criminalisation : toutes les conditions sont réunies pour que règnent dans un centre fermé la tension et la violence, toujours susceptibles d’exploser en actes de vandalisme, en incidents entre co-détenus ou entre détenus et gardiens.

Conséquence de la politique du chiffre menée par le ministère de l’Intérieur, visant à une réduction du nombre de demandeurs d’asile et à une accélération dans l’expulsion d’étrangers illégaux après l’opération de régularisation : depuis deux ans la proportion d’illégaux par rapport à celle des demandeurs d’asile a fortement augmenté dans les centres.

Le quotidien des centres

Un centre fermé qui « marche bien » est un centre où les incidents - évasions, mouvements de révolte, grèves de la faim, bagarres et altercations, tentatives de suicide - sont peu nombreux et traités de façon efficace ; et, surtout, où le taux d’expulsions est élevé.

Beaucoup a été fait, ces dernières années [5], pour améliorer les conditions matérielles (en particulier dans les vieux centres) et le traitement réservé aux détenus. Des exigences plus strictes sont exercées quant au comportement du personnel de sécurité, et l’on s’efforce d’éviter les expressions ouvertes de racisme et les mauvais traitements. A ce sujet la vigilance est toujours nécessaire, particulièrement dans des situations de forte tension. Un membre du personnel d’un centre nous a dit à quel point il estime que « les gardiens obéissent, et si des ordres contraires aux droits de l’homme leur sont donnés, ces ordres seront exécutés ».

Outre les améliorations matérielles, les stratégies mises en oeuvre dans les centres pour y maintenir la paix et l’ordre sont, d’une part une politique occupationnelle, d’autre part un système de sanctions.

Eviter le désoeuvrement propice au ressassement d’expériences malheureuses et à des pensées tournées vers un avenir sombre, favoriser des activités de groupe susceptibles de polariser les énergies et de détourner les agressivités, introduire dans le quotidien carcéral des aspects ludiques, promouvoir une convivialité entre co-détenus et aussi entre gardiens et détenus, bref « humaniser » un système déshumanisant, tels sont certainement les buts poursuivis en mettant à la disposition des occupants tables de billard et de ping-pong, salles de fitness, ballons de football et de basket, jeux de société, matériel de dessin et de peinture, livres... Il y a aussi des événements spéciaux : fête de Noël, barbecue en été, concert occasionnel, etc. Autant d’activités plutôt infantilisantes.

Les règles de fonctionnement des centres permettent au directeur ou à son remplaçant de décider le contrôle ou même la confiscation du courrier d’un détenu, l’interruption ou le refus d’une visite, la limitation de l’accès aux informations ; ce dernier peut aussi être limité « en cas d’abus ». Qu’est un abus ? On mesure l’importance du pouvoir discrétionnaire de la direction. En vertu de l’Arrêté royal, sont interdits « les actes de perturbation de la sécurité, de l’ordre, des bonnes moeurs et du bon fonctionnement du centre » (art. 96). Les sanctions énumérées vont de l’avertissement verbal au placement dans un local d’isolement, en passant par les corvées et la suppression d’« avantages ».

Les détenus sont fréquemment transférés d’un centre fermé vers un autre, ou, plus rarement, vers une prison. Certains transferts sont commandés par la politique de gestion des centres de l’Office des étrangers. Les autres se font soit pour raisons disciplinaires, soit après un refus d’éloignement avec escorte, soit en vue d’un départ groupé à partir d’un autre centre (expulsion collective).

Les raisons invoquées pour les transferts vers des prisons sont : rébellion, comportement « inadapté à la vie de groupe », coups et blessures, violence, tentative d’incendie ou d’évasion, « rébellion » lors de tentative d’expulsion.

La pratique des transferts de détenus qui ont résisté à des tentatives d’expulsion « avec escorte » (c’est-à-dire avec contrainte physique) vers un autre centre, et en dernier ressort vers une prison, a des effets traumatisants et aussi bien souvent des conséquences néfastes sur la capacité de défense juridique des intéressés.

Le rôle du personnel

La préparation à l’expulsion est la fonction première assignée aux centres [6], c’est la principale stratégie à mettre en oeuvre. Il convient d’apprécier son importance dans l’exécution du troisième volet d’une politique des étrangers « ferme et humaine » annoncée dans la déclaration gouvernementale de 1999 : l’opération de régularisation (menée à bien) et la réforme de la procédure d’asile (restée en rade) en constituaient les deux premiers volets.

L’art. 5 de l’Arrêté royal définissant les missions du personnel des centres s’applique à tous les agents : à ceux du service médical et du service social, aussi bien qu’aux agents administratifs et de sécurité. La tâche primordiale est la préparation des détenus à leur éloignement quel que soit l’état de leur dossier ;l’éloignement doit être préparé pour ceux dont la procédure est encore en cours. Tâche essentielle, elle paraît prendre le pas sur tout ce qui pourrait éventuellement être tenté pour éviter l’éloignement : par exemple, s’assurer que l’intéressé a eu accès à toutes les aides et informations susceptibles de le servir dans la procédure, qu’il est correctement défendu et que ses droits ont été intégralement respectés.

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Ainsi le système balisé par la loi de 1980 et par l’A.R. de 2002 fait-il des assistants sociaux et du personnel médical, des accompagnateurs sociaux etdes exécuteurs du volet « fermeté » de la politique des étrangers.

Efficacité du système

Les rapports d’activité pour l’année 2001 [7] indiquent qu’à partir des centres de Steenokkerzeel, Bruges, Merksplas et Vottem ont eu lieu au cours de cette année 2 448 éloignements et 2 028 libérations.

Les libérations interviennent soit parce que les intéressés ont obtenu le droit d’accès au territoire (leur détention était donc inutile dans la logique même du système), soit parce que leur éloignement n’a pas pu être effectué dans les délais légalement requis, souvent faute d’avoir obtenu l’accord du pays de destination ou parce qu’il s’agit d’un ressortissant d’un pays en guerre, non reconnu comme réfugié mais que l’on ne peut refouler vers un « pays sûr ». Ces « inéloignables » libérés, ou plutôt relâchés, avec un ordre de quitter le territoire, dépourvus de droit au travail et de droits sociaux, deviennent des clandestins, victimes potentielles de toutes les exploitations.

La détention en centre fermé serait donc « efficace » dans plus de la moitié des cas. Mais à quel prix, en termes de dénis de droit, de mépris des personnes, de souffrances humaines - et, accessoirement, à quel prix pour le contribuable ! Aussi, le nombre de personnes éloignées à partir de ces centres devrait être comparé au nombre total d’ordres de quitter le territoire délivrés par l’Office des étrangers, qui serait supérieur à 50 000 par an [8]. Par rapport à ce nombre, que sont ces 2 à 3 000 malchanceux expulsés à partir des centres ?

Certes le résultat va s’améliorant, avec les arrestations de plus en plus nombreuses de personnes en séjour illégal, et leur expulsion après une seule nuit passée dans un centre. Il s’agit dans le plus grand nombre de cas de ressortissants de pays d’Europe de l’Est, mais aussi de Maghrébins. Et beaucoup d’entre eux reviendront. Cela nous a été dit et redit, non seulement par les détenus eux-mêmes, mais par des membres du personnel des centres qui ne se font à cet égard aucune illusion ; certains en conviennent, « ça coûte très cher et ça ne sert pas à grand’chose »...

Il faut se rendre à l’évidence : non seulement l’Office des étrangers « fabrique » des clandestins en libérant avec un ordre de quitter le territoire des personnes qu’il n’a pas pu expulser, mais le succès de sa « politique du chiffre » en matière d’expulsions est contestable puisque, dans une proportion qui n’est évidemment pas mesurable, nombre d’expulsés reprennent le chemin de la Belgique et de la clandestinité.

On est forcé de supposer que les centres fermés ont pour but principal la dissuasion à l’égard de ceux qui seraient tentés de demander l’asile ou d’entrer illégalement dans le pays. Ils maintiennent en outre les illégaux présents sur le territoire dans l’insécurité et donnent un gage de fermeté à l’égard d’une opinion publique nationale que les gouvernements se montrent incapables d’éclairer sur les vrais enjeux de l’asile et de l’immigration.

Faute d’arriver à concevoir une politique de gestion des flux migratoires, faute de rencontrer le discours de l’extrême droite qui brandit le danger de l’« invasion », ces gouvernements tentent de rassurer les citoyens en montrant l’extrême fermeté avec laquelle le « problème » est traité. Malgré une sensibilité au problème témoignée par certains parlementaires, un seul parti - les Verts francophones, ECOLO - a pris position nettement pour la suppression des centres fermés et l’a inscrite à son programme. Et il est significatif de constater que dans la partie flamande du pays, où l’extrême droite a marqué au cours des douze dernières années une forte avancée, l’existence de ces centres ne fait même pas l’objet de débats.