Les interceptions maritimes

Compte-rendu de l’atelier n°2


La politique européenne [Claudia Charles, GISTI, France]

L’analyse des interceptions maritimes au niveau européen permet de montrer le développement des dispositifs de contrôles aux frontières extérieures de l’Union. C’est une dimension qui était déjà présente dans les premiers pas du processus de communautarisation mais qui, depuis 2001, est devenue une question très présente dans tous les Conseils européens et les conseils « Justice et affaires intérieures ».

Lors du Conseil européen de Tampere, des 15 et 16 octobre 1999, le Conseil avait fixé comme une des priorités de travail dans le domaine des politiques d’immigration et d’asile, le renforcement du système de contrôles aux frontières. En 2001 (au Conseil de Laeken), un « plan global de lutte contre l’immigration clandestine et la traite des êtres humains » a été adopté. Il y est dit que la gestion des frontières extérieures est une activité commune de l’Union. Il est demandé l’amélioration des systèmes des contrôles aux frontières grâce, selon le Conseil, à l’adoption des mesures opérationnelles et législatives.

Le Conseil « Justice et affaires intérieures » du 13 juin 2002 a adopté, pour sa part, et en vue du Conseil européen de Séville, des « conclusions sur les mesures pour prévenir et lutter contre l’immigration illégale et la traite des êtres humains par voie maritime » et un « plan pour la gestion intégrée des frontières extérieures ».

Ces conclusions se concentrent sur le soutien que les Etats membres de l’Union doivent apporter aux pays tiers disposés à coopérer avec l’Union pour :

 le contrôle et l’interception des embarcations ;

 la réadmission d’immigrants illégaux arrivés dans ces pays.

Il était proposé également l’adoption de deux types de mesures :

1° mesures opérationnelles :
 coopération systématique entre les Etats membres en vue des opérations conjointes visant à contrôler les frontières maritimes ;
 envoi d’officiers de liaison détachés dans les pays d’embarquement, de sortie ou de transit ;
 opérations de patrouilles de surveillance aérienne ou maritime opérées de manière conjointe ou individuelle.

2° mesures préventives :

 telles les sanctions à l’encontre des transporteurs, la détection des faux documents, le renforcements des frontières maritimes en surveillant les frontières terrestres des pays tiers ( par exemple pour éviter que ces immigrants rentrent au Maroc ou en Tunisie...etc.). C’est la « création » de « frontières virtuelles » européennes.

Les conclusions du Conseil « JAI » et le plan de gestion intégrée des frontières extérieures ont été présentés et adoptés lors du Conseil européen de Séville, les 20 et 21 juin 2002. L’Espagne, qui exerçait à l’époque la présidence de l’Union, avait même proposé de sanctionner les pays tiers qui refuseraient de collaborer à ces mesures européennes et notamment la réadmission des étrangers illégaux. Cette idée a été rejetée officiellement par les chefs d’Etat et de gouvernement de l’Union (notamment par la France et par la Suède) mais ces propos sont vite revenus sur la table des négociations à plusieurs reprises au cours des années qui ont suivi.

Pour ce qui concerne les frontières extérieures, ce dispositif se traduit par la mise en place de programmes pilotes et la réalisation de quatre opérations conjointes avant la fin de l’année 2002 :

Quatre programmes pilotes :

  programme des mesures de sécurité applicables au rapatriement des étrangers par « vols communs » ( chef de file : France).

  coordination d’enquêtes sur la criminalité transnationale.

  renforcement des contrôles dans les aéroports par la détection des faux
documents (Italie).
  Opérations communes entre la frontière maritime turque et grecque appelée l’opération « Deniz » (chef de file le Royaume Uni).

Quatre opérations conjointes :

  Opération Ulysse I et II : opération menée en deux phases. La première, du 25 janvier au 8 février 2003, et la deuxième du 27 mai au 2 juin 2003. Il s’agissait de la surveillance et du contrôle des eaux territoriales dans l’Océan atlantique, au large des îles Canaries.

  Opération Triton menée par la Grèce en 2003.

  Opération RIO IV : opération dans les ports pour la détection de faux documents.

  Opération mise en place par la Norvège (Orca).

L’étude « CIVIPOL »

Par ailleurs, le Conseil avait demandé à la Commission la réalisation d’une étude sur la faisabilité des contrôles aux frontières maritimes. Les conclusions de cette étude ont été rendues le 19 septembre 2003, appelée « CIVIPOL » et qui va devenir la base de toute la politique européenne des contrôles des frontières maritimes.

Elle rappelle qu’il existe deux types d’arrivées : soit par les PPA (Points de passage autorisés), soit par le littoral (c’est-à-dire hors des PPA).

De même, elle fait état de trois types d’immigration illégale par voie maritime :

  le flux focal (les traversées effectuées sur de petites embarcations au sein des détroits et qui représente 80% de l’immigration illégale) ;

  le flux stochastique : les débarquement de grands bateaux ;

  les filières entre les zones portuaires destinées aux navires pétroliers et commerciaux, ainsi que celles empruntant les lignes des transbordeurs (flux de port à port).

Après avoir fait les constat des difficultés auxquelles sont confrontés les Etats dans le contrôles desdites frontières, CIVIPOL propose l’adoption d’une série des mesures à mettre en oeuvre par les Etats membres de l’Union :

1° Création d’un dispositif de gestion globale des frontières, avec la création d’une structure unique : cette mesure s’est traduite aujourd’hui par le création de l’Agence européenne pour la gestion opérationnelle des frontières extérieures, créée par un règlement européen en date du 26 octobre 2004 et laquelle est en fonction depuis le 1er mai 2005. Le siège se trouve à Varsovie.
Cette agence va avoir à charge la coordination et la mise en place des opérations conjointes et de projets pilotes pour ce qui concerne le contrôle aux frontières et les procédures de rapatriement.

2° Création d’une conférence de la mer Méditerranée : il s’agit d’un partenariat sous l’égide de l’Union européenne, entre les pays riverains de la zone méditerranéenne. Ce partenariat aurait vocation à traiter la politique globale de coopération dans tous les domaines, y compris économique, et de lutte contre l’immigration illégale.

3° Sur le plan juridique, il existe une convention internationale sur le droit de la mer - la Convention de Montego Bay - signée en 1982. Celle-ci prévoit que tout navire peut circuler librement en mer mais à condition de ne pas porter atteinte à la tranquillité et à l’ordre public (transport pacifique). L’interprétation de CIVIPOL est de dire qu’à partir du moment où des navires transportent des immigrants illégaux, il y a là une atteinte à la tranquillité et l’ordre public. Par conséquent, tout Etat peut contrôler ce bateau avec une simple autorisation tacite de l’Etat du pavillon (le rapport fait d’ailleurs référence à l’exemple des navires haïtiens contrôlés par les USA et des embarcations albanaises contrôlés par l’armée italienne).

De même, il est proposé de faire appel aux principes affirmés dans la convention SOLAS (convention sur le sauvetage en mer, signée dans le cadre de l’organisation maritime internationale). Il est ainsi proposé de répondre à tout appel de détresse pour procéder au sauvetage. Ces missions de secours devront procéder donc à l’opération de sauvetage et ensuite au rapatriement des immigrés vers le pays d’où ils viennent. Lors de ces opérations, les immigrés ne pourraient pas se prévaloir des lois nationales de l’Etat « sauveteur » : convention de Genève, etc.

Par ailleurs, Civipol propose de sanctionner les Etats qui laisseraient partir des navires qui ne sont pas en état de navigabilité (pateras et scafi).

Enfin, parmi d’autres proposition de CIVIPOL, on trouve celle relative aux accords avec de pays tiers pour pouvoir accueillir ceux dont on ne connaît pas la provenance (selon le modèle américain qui utilise la Jamaïque comme pays de recueil).

L’étude CIVIPOL recommande aussi le développement et la généralisation des technologies nouvelles : l’optimisation des radars (SIVE), l’utilisation de la biométrie dans les ports de passage autorisés (PPA) ou encore l’adoption de normes juridiques pour la mise en place de la navigation des véhicules non pilotés mais opérés en mer (drones).

Le programme dit « de la Haye »

A l’occasion du Conseil européen de la Haye, les 4 et 5 novembre 2004, le Conseil a exprimé « sa plus vive préoccupation devant les tragédies humaines en la Mer Méditerranée » et préconise « une coopération accrue en vue de prévenir de nouvelles pertes de vies humaines ». C’est pourquoi, en plus des propositions formulées par le rapport CIVIPOL, le Conseil européen invite la Commission européenne à procéder à « une analyse approfondie des instruments de droit international existant en matière d’immigration clandestine par voie maritime. Une attention particulière doit être accordée aux sauvetages en haute mer notamment et le cas échéant en liaison avec la Convention de Genève. Il faut examiner la possibilité de mettre au point des modalités spécifiques dans ce domaine pour la Méditerranée ».

Le comité exécutif du HCR pour sa part, a adopté des conclusions sur les interceptions maritimes (conclusions n° 97 de 2003). Dans celles-ci, le HCR recommande que lors de ces interceptions, distinction soit faite clairement entre la situation des personnes nécessitant une protection internationale et celles qui n’en ont pas besoin, pour ensuite affirmer que ces dernières peuvent être renvoyées vers leur pays d’origine.

Le cas de l’Italie [Filippo Miraglia, ARCI, Italie]

L’Italie a une histoire ancienne dans la défense de ses frontières maritimes. Les premiers flux migratoires par voie maritime sont relatifs à la traversé de l’Adriatique de l’Albanie vers la Puglia. Ce flux migratoire est maintenant presque inexistant comme conséquence des accords bilatéraux que l’Italie a signé avec l’Albanie. Un élément fondamental qui a contribué à cette chute d’arrivées par la mer est le fait qu’il est beaucoup plus économique et moins dangereux d’acheter un visa au Consulat italien à Tirana plutôt que traverser la mer.

De plus en plus la politique italienne de contrôle de l’immigration clandestine a pris des tons de guerre (en ligne avec la politique européenne) avec une coordination généralisée entre l’armée maritime, la police et l’aviation. La loi de juillet 2003 donne le droit à la garde financière italienne de pouvoir contrôler tous les bateaux considérés comme suspects. Contrôles qui peuvent devenir très dangereux pour les « gli scafi », embarcations de petite taille utilisées par les migrants pour les traversées. Il arrive que des bateaux des migrants coulent au moment des opérations de « sauvetage » !

En Italie la problématique du sauvetage devient aussi compliquée à cause des sanctions indirectes dont sont objets les pêcheurs. Lorsqu’un bateau de pêcheurs a décidé de porter secours à un bateau de migrants, il peut ensuite confisquer à son propriétaire pour le temps de la procédure légale. L’histoire selon laquelle un pêcheur qui récupère de migrants (en vie ou pas) dans la mer est obligé à arrêter son travail pour de semaines est passée de bouche à oreille et les pêcheurs siciliens préfèrent dorénavant ne pas voir les petites embarcations qui arrivent vers Lampedusa. C’est pour cette même raison qu’il est difficile d’établir le nombre des morts en mer : les chiffres donnés par la police sont souvent incomplets, et pour les pêcheurs, amener un corps mort sur la plage, entraîne une enquête et la confiscation du bateau.


Le cas de la France [Caroline Maillary, ANAFE, France]

Contrairement à l’Espagne, l’Italie ou la Grèce, la France ne connaît pas les filières à flux focal, comme les « pateras » ou les « scafi », en raison de la distance qui sépare ses côtes et celles de l’Afrique du Nord.
L’arrivée de migrants en France se fait essentiellement par la voie terrestre et aéroportuaire.

Par conséquent, les chiffres relatifs aux interceptions maritimes sont faibles : le bilan de la sauvegarde maritime indique qu’au cours de l’année 2004 ils n’ont intercepté que 3 embarcations et 43 migrants qu’ils ont remis à la police aux frontières.

Les interceptions se déroulent la plupart du temps dans les Antilles et à Mayotte car l’immigration par voie maritime est de fait plus aisée. C’est la raison pour la laquelle la marine s’est dotée de nouveaux moyens pour lutter contre ses nouvelles filières avec la création d’une brigade de gendarmerie maritime, des avions de surveillance, des patrouilles supplémentaires.

Les filières stochastiques, c’est-à-dire les débarquements de navire comprenant des dizaines de migrants, ne sont pas non plus très fréquents.

L’exemple symptomatique qui reste à l’esprit est celui de l’échouage de l’East sea en février 2001 sur les côtes varoises où 900 migrants d’origine kurde se sont retrouvés dans une situation juridique extrêmement précaire.

Le 26 juin 2004, quasiment au même moment que l’affaire de Cap Anamur, 17 migrants qui avaient chaviré au large de Malte se sont faits repêcher par un navire français et ont été placés en zone d’attente à Marseille avant d’être transférés à Roissy.

Ils avaient tous demandé l’asile, demandes qui ont été jugées manifestement infondées par le ministère de l’Intérieur, comme 93% des demandes d’asile aux frontères, avant d’être renvoyés vers différents pays.

Les migrants empruntent davantage la filière port à port car la France est reliée par des lignes de transbordeurs avec le Maroc (Sète), la Tunisie et l’Algérie (Marseille). A Marseille on compte environ 600 000 passagers et environ 1000 interceptions par an.

Les personnes qui sont arrêtées dans les ports (surtout à Marseille) sont placées en zone d’attente et soumises à une procédure complexe et restrictive au niveau des droits.

Le ministère de l’Intérieur nous a annoncé une forte augmentation des demandes d’asile dans les ports en 2004 : 17 à Marseille et 9 à la Rochelle. Ce chiffre est cependant contestable car celui des demandes d’asiles à Marseille correspond à l’affaire médiatisée des 17 migrants repêchés au large de Malte. De plus, il se peut que l’ensemble des demandes d’asile dans les ports ne soit pas pris en compte.

Nouvelle législation

Malgré le faible nombre d’arrivées par voie maritime, le spectre de l’échouage de l’East sea et la volonté affichée par le gouvernement français de coopérer en la matière avec ses partenaires européens, la France vient de se doter d’une nouvelle législation qui lui permet d’élargir ses pouvoirs de contrôle et de coercition en mer hors de ses eaux territoriales.

La loi du 22 avril 2005 qui modifie la loi du 15 juillet 1994 permet à l’Etat d’exercer ses pouvoirs de police sans être bridé par la notion d’eaux territoriales. Ainsi un navire français peut contrôler un navire qui se trouve en haute mer s’il existe des « motifs raisonnables de soupçonner qu’il commet une infraction ».

L’Etat français peut donc intervenir même si le navire se trouve en haute mer :

  si le navire a le pavillon d’un Etat qui a demandé l’intervention d’un navire français ;

  si le navire accepte la demande d’intervention du navire à pavillon français ;

  ou si le navire n’a aucun pavillon ou aucune nationalité.

• Poursuites :

Les auteurs ou complices d’infraction commises en haute mer peuvent être poursuivis par les juridictions françaises quand il existe des accords bilatéraux ou multilatéraux OU avec l’assentiment de l’état du pavillon OU si le navire n’arbore aucun pavillon.

• Pouvoir de saisie et de déroutement :

Le commandant peut saisir les objets liés à l’infraction. Il peut ordonner le déroutement du navire vers un port OU dans les eaux internationales lorsqu’il veut prendre en charge le navire.
Le Procureur de la République est informé préalablement de toutes les opérations envisagées.

Pour conclure, en se dotant d’une nouvelle législation, en participant au réseau de surveillance des côtes avec ses voisins européens et en collaborant avec les Etats de la méditerranée orientale aux patrouilles de « dissuasion », la France affiche clairement sa volonté d’empêcher une éventuelle arrivée de migrants sur ses côtes en augmentant à outrance les pouvoirs de la marine et de la police de l’immigration.

Le cas de l’Espagne [Rafael Lara, APDHA, Espagne]

La première tragédie dans le détroit de Gibraltar date du novembre 1989, quand 13 personnes sont mortes en essayant de rejoindre les côtes espagnoles.

Avec le temps, le système de contrôle des frontières maritimes espagnoles est devenu de plus en plus complexe, jusqu’à être considéré, avec la mise au point du SIVE, comme un exemple de parfaite répression par tous les autres pays européens.

Une des caractéristiques du système SIVE est l’utilisation des radars qui permettent de détecter les « pateras » bien avant leur arrivée dans les eaux territoriales espagnoles. Sont prévues aussi des opérations conjointes d’hélicoptères, de bateaux de la Guardia Civil ou de la sécurité maritime qui permettent de renvoyer les personnes au port de départ avant qu’elles ne touchent les côtes espagnoles.

Ce système de contrôle est complété par des accords bilatéraux que l’Espagne a signé avec le Maroc depuis 1992 et qui prévoient une collaboration : de la part du Maroc à accepter ses ressortissants expulsés et de la part de l’Espagne à s’engager dans le contrôle des migrants subsahariens en transit au Maroc.

La traversée du détroit de Gibraltar devient de plus en plus dangereuse : en 2004 289 personnes ont perdu leur vie en essayant de rejoindre les côtes espagnoles.
La mise en place d’un système aussi sophistiqué (et cher) comme SIVE a fait diminuer le nombre des personnes arrêtées dans la traversée mais, au même temps, a fait augmenter le nombre des morts parmi ceux quiessaient de franchir les barrières maritimes espagnoles.

Le cas de la Grèce [Andreas Karadakis, Antiracist Initiative of Thessaloniki, Grèce]

Les migrants qui arrivent sur les côtes grecques viennent principalement de Turquie. La tendance des autorités grecques vis à vis de l’immigration maritime est la militarisation soit dans le contrôle soit dans la gestion des demandes d’asile (pour lesquelles le seul responsable est le ministère de l’ordre public).
Dans le cadre des tendances européennes la Grèce a signé un accord bilatéral avec la Turquie. Accord négocié au nom de la lutte contre le terrorisme, et qui permet à la Grèce de renvoyer arbitrairement les personnes à leur port de départ avant même qu’elles aient déposé leur demande d’asile. Un exemple parmi d’a^tres qui démontre à quel point la Grèce bafoue la convention de Genève : moins de 1% des demandeurs d’asile obtiennent d’ailleurs le statut de réfugié.