Relations UE et Libye, le cas des expulsions de Lampedusa

Compte rendu de l’atelier n°3

Intervenants : Hélène Flautre (député au Parlement européen) ; Claire Rodier (Gisti) ; Fulvio Vassalo (professeur de droit à l’Université de Palerme) ; Hélène Gacon (ANAFE).

Olivier Pliez (géographe au CNRS, basé en Egypte) n’a pas pu être présent, mais a remis la trame de l’intervention prévue (présentée par Emmanuel Blanchard).

Au cours de l’atelier, trois éléments ont dominé les débats :

  la Libye, comme terre d’immigration, devenue garde frontière pour l’UE ;

  les tractations menées entre la Libye et l’UE, caricature de l’objectif affiché par l’UE, à savoir externaliser le traitement des questions d’asile et d’immigration ;

  les expulsions collectives de Lampedusa vers la Libye ; comment réagir, quelles procédures menées pour dénoncer l’action d’un Etat membre, sous couvert d’une politique globale d’externalisation ?


1 ° - La Libye, terre d’immigration

Restituer les trajectoires migratoires (Afrique subsaharienne vers la Libye) constitue un enjeu important. Cela interroge l’idée selon laquelle la Libye ne serait qu’un lieu de passage, les migrants voulant se rendre en Europe. Ce présupposé justifierait que l’on fasse jouer à la Libye le rôle de garde-frontière, comme le souhaite l’Union européenne.

Les mouvements de population, les attentes de l’UE à l’égard d’un pays comme la Libye, amènent à s’interroger sur le concept de frontière. Les frontières, replacées dans ce contexte d’externalisation, se déplacent. Les frontières de l’UE ne sont pas dans l’Union ; elles se déplacent vers les pays garde-frontières, sans oublier une reconfiguration des frontières sud. Finalement, comme le suggère Olivier Pliez, apparaît une troisième frontière, celle du Sud (ici sud de la Libye).

On ne connaît pas le nombre de migrants en Libye. On donne celui de deux millions, sans aucune base scientifique. Il règne en la matière la plus grande des incertitudes, sachant de surcroît que sous l’effet de l’UE la Libye est censée avoir fermé des frontières.

Pourquoi la Libye a -t-elle accepté de donner suite à la demande de l’Union ? Jusqu’alors en effet, le pays était un pays « de libre circulation » de travail, étant entendu que l’Etat n’hésitait pas, le cas échéant, à procéder à des expulsions massives. La Libye s’est saisie de l’opportunité que lui offrait l’Union pour faire monter les enchères. Pour se réintégrer dans le concert des Nations, elle a accepté de reprendre le contrôle de ses frontières sud.

Les migrations que connaît la Libye sont des migrations de proximité obéissant à des impératifs économiques. Des migrations aller-retour, tel est le modèle caractéristique. Le pays « accueille » aussi des réfugiés tchadiens et soudanais. L’étude des trajectoires personnelles montre que minoritaires sont les migrations vers l’Europe. On trouve aussi en Libye des migrants venant du continent asiatique (Pakistan, Bangladesh...).

Par ailleurs, en réalité la frontière sud de la Libye est facile à surveiller. Il existe seulement quelques routes, le reste de la frontière étant difficilement franchissable.


II - La Libye, caricature de la politique européenne d’externalisation

La situation en Libye est-elle directement le fruit de la politique de l’Union ? C’est difficile a priori de le croire dans la mesure où de prime abord, les négociations entre l’UE et la Libye paraissent embryonnaires. C’est le sentiment d’Hélène Flautre qui a participé à une mission exploratoire et technique sur place. Cette mission fait suite à la condamnation par le Parlement européen (à une voix près) des expulsions de Lampedusa. Le PE a alors demandé aux autorités italiennes de publier l’accord italo-libyen, ce qu’il n’a pas fait. Il est certain que la Libye n’est pas sous la coupe de l’UE. Les autorités libyennes négocient, comme le ferait « un chef de bande » en faisant monter le prix pour la mise en place par exemple d’un camp. Il est difficile de penser que les frontières sont véritablement fermées.

Durant la mission parlementaire, une seule personne rencontrée a semblé être un interlocuteur valable : le responsable des affaires consulaires et des questions migratoires. Il n’y a sur place aucune organisation, aucun avocat à rencontrer, bref aucun contrôle démocratique, aucun dialogue politique susceptible de garantir « quelques droits fondamentaux ». Le responsable rencontré a accompagné la délégation lors de la visite du camp choisi par ses soins. Concernant la présence du HCR en Libye, elle est juste tolérée. On lui reproche d’avoir donné des « papiers de protection » à des réfugiés, étant entendu qu’il n’existe aucune loi sur l’asile en Libye. Ces « papiers » ne sont d’ailleurs même plus reconnus par les autorités libyennes, qui entretiennent de très mauvaises relations avec le HCR. Notons qu’une des conditions pour travailler avec la Libye posée par le JAI était la reconnaissance du HCR. Le HCR a actuellement un bureau à Tripoli, mais il est impossible de lui envoyer du courrier.

Le responsable libyen n’a pas défendu l’idée selon laquelle les frontières seraient fermées : il suffit d’avoir un travail pour être « admis » à séjourner. Dans le même temps, la délégation a relevé la présence d’un discours très xénophobe, ce qui semble être nouveau en Libye : les étrangers, représentant au moins 1/5 de la population, sont désignés comme la cause de tous les maux.

La Libye tient un double discours sur la convention de Genève :

  il n’est pas nécessaire de la signer car il n’y a pas de besoin, les migrants venant pour travailler ;

  la Libye ne peut pas supporter le poids de l’accueil des demandeurs d’asile de la région.

A supposer que la Libye signe ladite convention, qu’est-ce qu’elle peut bien en faire ? Un gage pour que la collaboration avec la Libye soit moins critiquée ? Le pays n’est aucunement en mesure, à défaut de présenter un minimum de conditions révélatrices de l’existence d’un Etat de droit, de proposer une gestion démocratique de l’asile et de l’immigration.

Dans le camp désigné pour être visité par la délégation, sa présence a suscité un « petit mouvement ». Tous les gens aperçus étaient là depuis au moins six mois. Venant du Tchad ou encore du Niger, ils étaient en attente de renvoi vers leur pays. Des enfants, apparemment isolés, y ont été repérés. Sentiment domine que les raisons pour lesquelles les personnes sont là sont variées, même si officiellement il s’agit d’un centre censé organiser le retour forcé.
La délégation, et en particulier Hélène Flautre, es-qualité de présidente de la sous-commission des droits de l’homme au PE, trouve extrêmement dangereux que le Conseil coopère avec la Libye. Il faudrait pour cela, ce qui est difficilement envisageable dans un tel Etat autoritaire, que la Libye remplisse des conditions préliminaires. Elle dénonce l’absence de transparence sur les documents de la coopération. La Libye n’a pas l’intention de s’inscrire dans un cadre politique cohérent de négociation ; elle prend ce qu’il y a à prendre, à savoir une aide financière. Elle sait où sont ses intérêts. Elle aurait néanmoins accepté de jouer un minimum le jeu - contrepartie de l’aide -, en procédant à la reconduite à la frontière de 54 000 illégaux en 2004. Ainsi, pour ne prendre que cet exemple, des Soudanais qui pendant des années ont travaillé en Libye ont d’un seul coup été considérés comme des clandestins. Il est certain que le pays, qui dispose d’importantes ressources économiques, sait jouer pour lui-même de la précarité de ces migrants.

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La Libye entend profiter de cette situation, de cette « sollicitation » de l’UE. Les questions d’immigration et d’asile, obsession de l’UE, représentent juste pour le pays un instrument lui servant à se positionner dans la région. L’UE a ses propres attentes ; la Libye l’intègre dans sa stratégie. A priori, les « migrations pendulaires », faites d’aller-retour sont stoppées.

On peut difficilement prétendre que seule l’Italie négocie avec la Libye. Ce serait lui donner à elle seule le mauvais rôle, alors même que les autres Etats ont tacitement consenti à cette coopération.

Il convient donc de revenir sur les étapes qui ont amené l’UE, alors même que tous les feux étaient au rouge, à faire entrer la Libye dans le processus d’externalisation des contrôles des frontières.

Pour cela, il est nécessaire d’avoir une vision globale du rapport commission/ Libye depuis deux, trois ans au regard de ce processus.

Au conseil des ministres (JAI) du 3 juin 2005, prennent forme un dialogue et une coopération avec la Libye. Cette décision est censée faire suite aux conclusions de la mission effectuée en Libye par la commission (décembre 2004). Comment en est-on arrivé là ?

A la fin de l’année 2002, surgit l’idée d’une collaboration avec la Libye, accompagnée de l’idée d’envoyer une 1ère mission de la commission en mars 2003 (mission dite exploratoire). La commission indique alors qu’elle a reçu un écho très favorable des autorités libyennes pour coopérer.

Kadhafi est en visite officielle en Europe en avril 2004. Il est accueilli « avec tapis rouge » par les instances de l’Union. Dans les discussions entre Kadhafi et le président de la commission, il est question, de façon discrète et au travers de « petites phrases », de politique migratoire. Les Libyens disent avoir besoin de l’UE. Après l’épisode de l’été et sur pression du gouvernement italien, l’embargo sur les armes est levé. Fini les tabous. L’Italie dit vouloir apporter à la Libye des moyens matériels pour lutter contre l’immigration illégale.

En novembre 2004, est adopté le programme de La Haye. A la mi-décembre, le HCR et la commission passent une convention (sur la base financière de 230 000 euros) aux termes de laquelle le HCR s’engage à travailler en vue d’une meilleure connaissance du phénomène migratoire en Afrique du Nord (Maghreb, Libye et Mauritanie).

Plusieurs objectifs sont alors annoncés :

  renforcement de la connaissance ;

  renforcement des mécanismes de protection dans le but de mettre en place un système uniforme ;

  mise en place d’un instrument multilatéral impliquant l’UE, les organisations internationales et les pays côtiers pour prendre en compte les situations de migrations et les conséquences des risques que prennent les migrants pour traverser la mer Méditerranée.

En décembre 2005, le HCR doit rendre ses conclusions dans le cadre de ce programme. Des dispositifs sont prévus : interview de demandeurs d’asile dans les pays concernés ; comparer et analyser les réponses législatives aux questions que pose le passage de migrants et de demandeurs d’asile ; renforcer la capacité opérationnelle et institutionnelle de la société civile à accueillir des demandeurs d’asile et des migrants (sur la base par exemple de formation en droit des étrangers). Ces dispositifs sont supposés concerner aussi la Libye...
C’est dans ce cadre qu’a été adoptée la plate-forme marocaine (v. atelier n° 1).

Fin 2004, la commission part en Libye. En avril 2005, le conseil des ministres de l’immigration met à son ordre du jour la présentation du rapport : oui ou non une coopération avec la Libye ?

Entre-temps, le HCR écrit au ministre luxembourgeois (le Luxembourg assurant alors la présidence) pour lui faire connaître son inquiétude à l’idée de collaborer avec la Libye. Il indique notamment l’absence de sécurité à l’égard des réfugiés. Selon le HCR, il n’est pas possible de travailler maintenant avec la Libye, pas tant que la protection des réfugiés ne soit assurée. Le conseil est également interpellé par Amnesty international qui exprime les mêmes craintes, en exigeant notamment une clause sur le respect des droits humains en Libye. Le Parlement européen prend sa résolution critique à l’égard de l’Italie qui a renvoyé des « migrants » vers la Libye. Nombreuses sont les organisations qui tirent la sonnette d’alarme...
Le conseil des ministres annonce néanmoins la collaboration avec la Libye.

Le 3 juin 2005, malgré les mêmes mises en garde (HCR, Amnesty...), le Conseil confirme sa volonté de collaborer. Le rapport de la commission faisant suite à sa mission est pourtant très explicite et clair quant aux conclusions : il aurait dû normalement conduire à l’absence de collaboration avec l’Etat libyen.

La commission s’est donnée trois objectifs lors de cette mission :

  connaître le phénomène des migrations ;

  identifier les mesures à prendre ;

  faire comprendre aux autorités libyennes la problématique de l’UE.

Les constats opérés par la commission - malgré la mise en scène et les entretiens faussés - sont édifiants : non reconnaissance des demandeurs d’asile, absence de volonté de signer la convention de Genève, impossibilité pour le HCR de travailler en Libye, existence d’expulsions collectives... La commission est très explicite sur les mauvais traitements réservés aux demandeurs d’asile et les conditions - déplorables - de détention des étrangers en général. Ces constats naturellement se suffisent en eux-mêmes et auraient dû conduire la commission à s’arrêter là... Cela ne l’a pas empêché cependant de décliner les mesures à prendre au titre de la maîtrise des flux migratoires. Il est fait état d’un projet avec l’OIM et le centre international de développement de la politique de migration dans le but d’assurer l’efficacité des contrôles aux frontières.

En conclusion, la commission préconise de consolider les institutions libyennes pour mieux s’occuper des demandeurs d’asile, de former les autorités sur la politique de l’UE en la matière, d’améliorer les connaissances sur l’asile et la prise de conscience sur la nécessité de décourager l’immigration illégale. On croit rêver eu égard aux constats qu’elle a elle-même dressés.


III - Les expulsions de Lampedusa vers la Libye : comment réagir ?

La première question qui se pose est de savoir quel est le statut juridique des immigrants de Lampedusa, au-delà des seules considérations matérielles. Est en cause, à travers ces expulsions, notamment le principe de non-refoulement prévu par l’article 33 de la convention de Genève. Or à Lampedusa, beaucoup de personnes sont potentiellement des demandeurs d’asile. La plupart sont refoulées ; d’autres sont abandonnées en Italie sans aucun papier. La police joue un rôle essentiel, en particulier en matière de collaboration avec les autorités consulaires (collaboration aussi avec la police libyenne) Outre la Libye, on note un certain nombre de refoulement vers l’Egypte. L’Italie organise et paie des charters à destination de Tripoli et vers Le Caire. Se pose également la question des expulsions collectives, même sous couvert de procédures prétendument individuelles. Ainsi le 1er juin 2005, 80 personnes ont été refoulées. L’UE doit demander à l’Italie de justifier de l’examen individuel des dossiers... Documents qu’elle ne peut produire en réalité car il n’y a aucune trace, aucune identification individuelle, juste détermination rapide d’une nationalité pour pouvoir expulser. L’absence d’identification constitue un empêchement à former des recours individuels. L’unique chance pour démontrer la violation des droits est finalement de pousser le gouvernement italien dans ses retranchements en lui demandant de justifier du respect des procédures individuelles (sachant qu’elles font défaut).

Que faire ? Des actions judiciaires d’abord, continuer à sensibiliser l’opinion publique afin d’éviter que la mort « aux frontières » ne devienne une banalité, solliciter enfin le cadre institutionnel pour intervenir directement dans les pays de renvoi. L’UE devrait donner aux organisations une aide en ce sens. Ce travail est impossible en Libye puisqu’il n’y a pas de société civile.

Ce qui se passe à Lampedusa n’est pas unique en Italie. On peut relever les mêmes comportements de la part des autorités italiennes dans le Nord : on refuse ainsi d’enregistrer les demandes d’asile. Par ailleurs, ont lieu beaucoup de refoulements sans passage par un centre de rétention, à la suite de rafles (la méthode variant selon la nationalité), au mépris du droit de recours prévu par la loi.

Lampedusa fait office de symbole, même si on peut relever ici ou là des pratiques similaires. Il est donc important de construire des stratégies judiciaires en les accompagnant d’une forte médiatisation. Deux procédures sont envisageables et ont du reste été menées pour dénoncer les expulsions collectives :

  une procédure devant la Cour européenne des droits de l’homme. Cela suppose que les personnes victimes aient été identifiées. En principe, on ne peut agir devant la CEDH que si les voies de recours internes ont été épuisées. Il existe une exception quand la violation de la convention a été manifeste. Cette procédure a été initiée et très vite les personnes ont été satisfaites en ce sens que la Cour a reconnu que les droits qu’elle garantit avaient été violés. Toutefois, cette procédure d’urgence n’aboutit pas à la condamnation des Etats (comme c’est le cas pour les procédures « au fond »). La CEDH a ordonné la suspension provisoire des pratiques (cet ordre ne vaut que pour les personnes concernées par la procédure... d’où la nécessité de recommencer à chaque fois...). Les procédures sont fondées principalement sur la violation de l’article 3 (le fait d’exposer les personnes à des risques de traitements inhumains et dégradants) et la disposition condamnant les expulsions collectives ;

  une procédure en cours devant le tribunal de 1ère instance de la CE (à propos de Lampedusa 1). Pour agir devant le juge communautaire, il faut démontrer la violation du droit communautaire. Cette procédure n’impose pas d’avoir identifié nominativement des victimes, sachant que les particuliers ne peuvent pas saisir directement les juridictions communautaires. Au premier chef, la commission européenne a été saisie par des associations lui demandant d’engager des poursuites contre l’Etat italien pour manquement à ses obligations communautaires. Cette plainte peut, le cas échéant, être doublée d’une pétition devant le Parlement européen. La commission a pour seule obligation d’enregistrer la plainte. Juge de l’opportunité des poursuites, elle a estimé qu’elle n’avait pas à mettre en oeuvre la procédure pour manquement dans la mesure où les questions posées dépassaient la compétence communautaire. Il est possible de demander l’annulation de cette décision de la commission. C’est ce qui a été fait récemment par plusieurs organisations. Succinctement, il s’agit de démontrer devant le juge communautaire que les droits fondamentaux en cause font partie du champ communautaire et que la commission aurait du parvenir à cette conclusion (pour plus de détails cf : http://www.gisti.org/doc/actions/2005/italie/tpi.html).