Qu’est-ce que l’externalisation ?

Journée d’études du Gisti Externalisation de l’asile et de l’immigration - Après Ceuta et Melilla, les stratégies de l’Union européenne, Paris

S’intéresser de façon approfondie à cette question dite de l’externalisation nécessiterait d’esquisser une double histoire :
 Celle des politiques européennes en matière d’asile et d’immigration.
 Celle des modalités d’analyse et d’action des organisations engagées dans la défense des droits fondamentaux.

Cela dépasserait bien sûr le cadre de cette courte présentation et c’est le second axe que je privilégierai aujourd’hui.

En effet, même avec un bon guide, vous seriez bien en peine de retrouver une rubrique externalisation dans le maquis des textes, communications, projets de la Commission et des institutions européennes. Il y a donc nécessité de faire la genèse de ce terme, dont il est d’ailleurs à noter que les projets qu’il décrit sont bien souvent nés en d’autres lieux que les instances européennes (HCR, gouvernements et coalition intergouvernementale informelle...).
Si ce terme est resté invisible sinon impensé (les termes approchants le plus sont ceux de « dimension externe » de l’asile, comme dans le programme de La Haye d’octobre 2004 - programmation et objectifs des politiques européennes d’asile et d’immigration pour les cinq années à venir) dans la communication institutionnelle de l’UE alors même qu’il entrait dans le langage courant de tous ceux (associations, médias, experts...) s’intéressant à la dimension européenne des questions d’asile et d’immigration, c’est parce qu’il est issu d’un coup de force sémantique d’un certain nombre de militants intéressés à dénoncer les « faux-semblants » des politiques européennes.

Les « faux-semblants » des politiques européennes

Quel que soit son objet, un projet d’abaissement des droits de tout ou partie d’une population ne peut aboutir que si un ensemble de conditions sont simultanément ou isolément réunies.
Il faut d’abord que l’opacité des prises de décision politiques soit telle qu’un certain nombre de normes et de pratiques finissent par s’imposer sans avoir jamais été l’objet de discussions ou de délibérations démocratiques. Au-delà du déficit démocratique souvent pointé d’institutions européennes imposant des règles aussi obscures que contraignantes [1], le champ de l’immigration est caractérisé par un ensemble de regroupements, d’accords souvent informels, parfois secrets, destinés à ouvrir la voie à des mesures plus généralisées (coopérations entre les pays européens de l’espace méditerranéen - G5 -, accord secret entre Tripoli et Rome sur le rapatriement des boat-people partis de Libye...).
Deuxième condition : que les droits d’une minorité soient amputés au nom de principes dits supérieurs ou des droits de la majorité - préférence communautaire ou nationale en matière d’emploi, restriction du droit d’asile au nom de la défense des vrais demandeurs d’asile contre les « faux » demandeurs d’asile, fermeture des frontières au nom du droit des étrangers déjà installés à une intégration impliquant un malthusianisme migratoire. Cette vaste entreprise de segmentation des droits et de division du corps social passe souvent par la criminalisation de certaines populations, a minima dans le vocabulaire utilisé. De l’étranger fraudeur au clandestin affrété par des réseaux criminels internationaux, toute une rhétorique est mobilisée pour dégager un consensus à l’encontre de certaines personnes et pratiques (détournement des procédures de demande d’asile par de « faux réfugiés »,...). Le vocabulaire peut ainsi servir à étouffer toute velléité de contestation politique (comment ne pas être contre la traite des êtres humains ?) et il reste alors aux militants à mener la bataille lexicale pour s’imposer dans celle des idées.
C’est ainsi qu’en 1997-1998, lors de la mobilisation contre les lois Debré et pour la régularisation des étrangers privés de titres de séjour, la voie vers une victoire partielle et imparfaite fut ouverte quand la presse a commencé à substituer le terme de sans-papiers à celui de clandestins. De même, l’inhumanité des politiques européennes de fermeture des frontières ne peut être rendue visible qu’à condition que les lieux de regroupement des étrangers traqués ou retenus soient appelés des camps dont la réalité ne doit pas disparaître sous une fallacieuse rhétorique humanitaro-sécuritaire.
Cette bataille des mots est encore plus importante quand c’est la troisième modalité de justification de politiques régressives en matière de droits qui est utilisée. Beaucoup de projets réactionnaires en matière de droits de l’homme peuvent ainsi être présentés au nom de l’amélioration de la situation de ceux-la mêmes qui voient leurs vies fragilisées par des dispositifs pris « pour leur bien ». Ainsi, c’est pour protéger les migrants africains de la mort dans les pateras les conduisant du Maroc aux côtes sud de l’Espagne qu’un système électronique de surveillance a été financé par l’Union européenne. C’est pour leur éviter des conditions de vie inhumaines dans les forêts marocaines à proximité de Ceuta et Melilla que les frontières (fossés, grillages, gardes armés...) entre le Maroc et ces confettis coloniaux ont été renforcées. Résultat : alors que l’ensemble des politiques de surveillance maritime et terrestre des frontières sont prises au nom de la protection des migrants contre les dangers de l’immigration clandestine (tout le monde a compris que les terroristes ne voyagent pas en pateras), elles n’ont d’autre effet que d’augmenter la dangerosité des voyages. Selon la Croix-Rouge espagnole plus de mille immigrants seraient morts en mer entre la Mauritanie et les Iles Canaries en moins de trois mois, les autres routes de l’exil, à la morbidité avérée mais moindre, ayant été coupées.
C’est cette logique du pompier pyromane qu’il s’agit de traduire dans le vocabulaire de nos pratiques militantes pour faire prendre conscience de réalités euphémisées dans le langage politico-administratif des décideurs en matière d’asile et d’immigration.

La « dimension externe » de l’asile

Cette question de la dimension externe de l’asile apparaît à l’agenda européen en 2000 et est mise au centre des préoccupations au cours de l’année 2003. On aurait bien sûr pu remonter plus loin cette recherche des origines et elle aurait été fructueuse [2] tant cette dimension externe de l’asile est présentée depuis longtemps comme relevant doublement du simple bon sens :

 nécessité de protéger les réfugiés au plus près de leur région d’origine, là où la majorité d’entre eux ont interrompu leur exil ;
 prendre acte du fait que les trajectoires migratoires des demandeurs d’asile et autres candidats à l’émigration sont à la fois initiées et contraintes par un contexte global d’importants déséquilibres économiques et diplomatiques.

Quand, à la suite du HCR (projet Convention plus [3]), les instances et États européens ont pris acte que, dans un contexte de mondialisation, il est nécessaire d’internationaliser la question de la protection des réfugiés et du contrôle des flux migratoires, les organisations allant à l’encontre de cette logique pouvaient sembler avoir raté le train de l’histoire en marche. Leur restait alors à démontrer que, derrière les arguments de la modernité et de l’adaptation aux changements dans cet espace monde en constitution, se cachait un projet de remise en cause de certains des fondements mêmes de l’UE voire du droit international. C’est à ce moment que la métaphore économique de l’externalisation s’est imposée à nous, au printemps 2003 [4].

L’externalisation contre l’ordre juridique international

L’externalisation est en effet un terme qui nous vient de la sphère économique et qui était destiné à redorer le blason des vieilles pratiques de sous-traitance dont chacun savait qu’elles servaient surtout, par le détour par des PME aux contours juridiques flous, à contourner les capacités de réaction des syndicats et la force de prescription des conventions collectives.
Le terme externaliser s’impose au tournant des années 90 dans le langage économique pour tenter de démontrer la modernité d’un projet qui vise à recentrer les entreprises sur leur « coeur de métier » et à défendre une organisation du travail où chacun se concentre sur ses seules compétences propres. Très vite, il apparaît pourtant que sous les habits neufs de l’externalisation se cachent les vieux usages de la sous-traitance redessinée aux contours d’une économie mondialisée. Ses buts restent ainsi de neutraliser les salariés organisés, d’empêcher l’application de normes autres que minimales, de brouiller la chaîne hiérarchique, pour empêcher toute poursuite effective en responsabilité.
 L’externalisation dans le domaine des politiques d’asile et d’immigration a suivi une même quadruple logique que l’on pourrait résumer ainsi :

  1. Délocaliser. Le contrôle de l’immigration se fait aujourd’hui dans les pays de départ. Les frontières juridiques de l’UE sont ainsi très mouvantes et vont bien au-delà de ses frontières géographiques. Devant cet état de fait, les opinions publiques ne sont plus à même de connaître les conséquences de ces politiques. Si les demandeurs d’asile et autres migrants sont aujourd’hui moins nombreux autour de Calais ou dans les zones d’attente des aéroports français, leur nombre a augmenté aux nouvelles portes de l’Europe, en Libye, en Mauritanie, en Ukraine. Leurs conditions de vie ont, dans le même temps, été rendues de plus en plus difficiles. Malgré le poids de la répression militaro-policière, ces conditions d’(in)existence sont attribuées dans l’imaginaire européen à la dureté des conditions de vie locales, ce qui contribue à atténuer la responsabilité de politiques communautaires et nationales dont les conséquences sont ainsi minimisées voire rendues invisibles. Ces délocalisations riment souvent avec sous-traitance mais pas forcément. Aujourd’hui, la politique des visas, décidée dans des ambassades - dont des scandales périodiques viennent parfois rappeler que les illégalismes locaux ne sont pas sans contaminer des pratiques administratives qui, déjà en France, ont tendance à s’affranchir des règles de droit -, est la principale cause de ces nouvelles formes de circulation que l’on pourrait qualifier de médiévales. Elles sont en effet caractérisées par leur lenteur (des mois, des années pour aller d’Afrique de l’Ouest à Paris), une dangerosité et un coût (des milliers d’euros) que l’on pourrait penser anachroniques à l’heure où, par avion, Paris est à quelques heures et centaines d’euros de Bamako.
  2. Sous-traiter. L’UE cherche au maximum à faire assumer par d’autres une partie de sa politique. Des États sont ainsi transformés en garde-frontières d’un territoire de l’UE qu’ils aspirent à rejoindre (Ukraine) ou dont ils sont en partie dépendants (Maroc). Comme la délocalisation, la sous-traitance contribue à occulter les conséquences de la politique de fermeture de frontières : on ose ainsi espérer que ce sont les effets de distance et d’ignorance qui rendent possibles, par exemple, des conditions de détention qui devraient être dénoncées en Europe. Ainsi, en Ukraine, des milliers de demandeurs d’asile désireux de rejoindre l’UE sont détenus au milieu de prisonniers de droit commun et font face au risque de « détention indéfinie » tant qu’ils ne sont pas expulsés vers leurs pays d’origine ou de transit [5]. Très clairement, cette politique de l’Ukraine, si elle est liée à un déficit démocratique général et à l’absence de tradition politico-administrative de traitement de la demande d’asile, est aussi due au calendrier des exigences de l’UE en vue d’une possible adhésion future. Ces rapports de donneurs d’ordre à exécutant ne sont pas qu’inter-étatiques, ils sont aussi entretenus avec certaines entreprises.
  3. Privatiser. Les sanctions aux transporteurs font qu’ils assument, officiellement ou non, une partie des prérogatives régaliennes en matière de contrôle d’identité, ce qui n’est pas sans générer des abus souvent dramatiques, parfois cocasses : début mars 2006, le ministre du tourisme irlandais s’est ainsi vu interdit d’embarquer sur un vol intérieur de la compagnie Ryan Air pour défaut de passeport (voir encadré)...
  4. Déresponsabiliser. Il est aujourd’hui impossible de savoir quelles sont les normes de droit qui devraient organiser certaines situations, et quelles instances pourraient être poursuivies en cas de non respect de ces normes. Ainsi, le Maroc n’est bien sûr pas partie prenante à la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH), la Libye n’a pas signé la Convention de Genève sur le droit d’asile. Pourtant, avant que les relations bilatérales entres ces pays et l’UE ou certains États membres soient formalisées, de nombreux migrants auraient atteint les rivages européens sans qu’il soit préventivement statué sur leur droit à circuler et séjourner. Formellement, ces conventions internationales auraient donc du leur être appliquées à leur arrivée : aujourd’hui, avec l’externalisation de procédures dans des pays non signataires des principaux textes internationaux de protection des migrants et réfugiés [6], ces règles de droit sont de plus en plus contournées tandis qu’il est impossible de savoir qui sont les donneurs d’ordre de politiques parfois meurtrières. A qui doit être imputée la mort des migrants tués par balle à Ceuta et Melilla à l’automne dernier ? Aux Marocains qui sont les seuls à avoir reconnu avoir tiré ? Aux Espagnols qui renvoient au Maroc les réfugiés ayant réussi à pénétrer dans les enclaves et usent envers eux de multiples violences ? A l’UE qui n’a de cesse de donner en exemple son partenariat avec le Maroc ?

Derrière la technicité et la neutralité politique supposée du langage européen, que l’on retrouve dans des expressions telles que « politique de voisinage », « dimension externe de l’asile », « coopération opérationnelle », se cache en fait une opération de reconfiguration d’un ordre international qui ne saurait être réduite à une adaptation à la seule réduction des distances induite par la mondialisation. C’est en effet le coeur même du projet européen et du droit international qui est remis en cause par ces évolutions dont l’Europe n’a pas le monopole. C’est cette logique qu’essaie de décrire le concept d’externalisation, dont on voit que l’actualité récente, avec les polémiques sur la « sous-traitance de la torture » a montré qu’il rendait compte d’un mouvement profond qui va bien au-delà des seules questions d’asile et d’immigration. Ce sont en effet les normes les plus minimales en matière de droits fondamentaux qui, insidieusement ou directement, sont remises en cause par ces politiques. C’est ainsi qu’au nom du partage des responsabilités, l’UE a fortement incité certains pays tels que le Maroc ou la Roumanie à intégrer, dans leur droit national, le délit d’émigration appliqué à leurs ressortissants ou aux migrants en transit.
Ces principes sont en contradiction flagrante avec tous les traités internationaux et en sapent même les fondements [7]. Le droit d’émigrer est en effet la contrepartie nécessaire à l’ineffectivité de la plupart des droits fondamentaux dans un monde où aucune instance juridictionnelle n’est prévue pour en garantir l’application. Ce droit à l’émigration, même sans droit automatique à l’installation dans un autre pays, traduisait la nécessaire solidarité entre les individus protégés par ces droits transcrits dans la législation nationale et ceux ayant à fuir des régions où ils ne le sont pas.

L’externalisation, dans ses différentes modalités, organise aujourd’hui l’interdiction d’une émigration vitale pour certains ressortissants du sud, le champ des mouvements migratoires légaux étant réduits à ceux organisés en fonction des seuls besoins des entreprises du nord. Loin de traduire un nécessaire partage de responsabilités synonyme de solidarité internationale, elle conduit aujourd’hui à condamner des individus à rester indéfiniment hors du cadre protecteur de normes minimales en matière de droits de l’homme.


Un ministre refoulé d’un vol de Ryanair

Bien que son visage soit connu dans tout le pays, le ministre irlandais du tourisme s’est vu refouler d’un vol intérieur de la compagnie low-cost. Il n’avait pas de pièce d’identité avec photo.

John O’Donoghue, qui occupa également les fonctions de ministre de la Justice a été refoulé d’un vol sur la compagnie low-cost Ryanair car il n’avait pas de carte d’identité. Le ministre a tenté en vain d’embarquer à bord d’un vol dimanche depuis le port de Cork, dans le sud-ouest de l’Irlande, à destination de Dublin où il devait donner une interview télévisée. Rien n’y a fait. La compagnie aérienne s’est montrée intraitable, expliquant qu’elle ne pouvait en aucun cas se permettre de faire une exception à sa politique de sécurité qui exige que tous ses passagers prouvent leur identité à l’aide d’un document avec photo, un passeport la plupart du temps.
Résultat : O’Donoghue a été contraint de faire par la route le voyage Cork-Dublin (260km) dans une Mercedes du gouvernement avec chauffeur.
(AP - 6 mars 2006)