Vacarme 37 / lignes

Far West

dans le labyrinthe des centres de rétention

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Les derniers jours en France que passent les étrangers en instance d’éloignement du territoire se déroulent dans un centre de rétention. Ils y sont privés de liberté, mais pas de droits. Tout semble cependant organisé pour les dissuader de faire usage de ces droits. Les « retenus » ont une chance sur deux d’être relâchés, sans pour autant être régularisés. Et personne n’est jamais parvenu à déterminer précisément pourquoi une personne est expulsée plutôt que libérée. Reportage au centre de rétention du Mesnil-Amelot, autopsie d’un lieu traversé par l’arbitraire.

Résumé de l’épisode précédent : dans une bibliothèque à Agadez, au Niger, deux Camerounais regardent un western à la télévision. Ils sont là en transit, à la conquête du Nord. Mais ils ne parviennent pas à trouver la brèche dans le dispositif de sécurité des frontières européennes. Depuis deux ans qu’ils sont sur les routes, leurs pas les ramènent en arrière. Ils sont comme enfermés dans le continent africain (Vacarme n°35). Cette fois-ci, l’enclos se situe en banlieue parisienne, près de l’aéroport de Roissy Charles-de-Gaulle. De cet endroit sont visibles les ailes des avions en partance vers des destinations lointaines. Le tarmac et le reste de la France sont inaccessibles : la zone est entourée d’une double rangée de clôtures grillagées chapeautées de fils barbelés. Cette barrière correspond précisément à la description faite par les deux frères camerounais de la frontière entre le Maroc et l’Union européenne, à Melilla, où sont morts des migrants qui tentaient de passer.

Le centre de rétention administrative du Mesnil-Amelot est construit dans une de ces plaines non-identifiées, entre ville et campagne, où les échangeurs croisent des bâtiments de stockage, derrière des talus, à l’écart des regards. On y entre difficilement, en restant flou sur l’objet du reportage, pour entrer et voir, après des mois de démarches, entre mails, coups de téléphone, attente et autorisation à la dernière minute. Près de 5.000 étrangers en situation irrégulière y ont été « retenus » en 2005, soit un « taux d’occupation de 96,55% », selon le commandant de gendarmerie en charge du centre [1]. « On a eu 108 nationalités, surtout des gens d’Afrique du Nord ». Il détaille la liste : 564 Algériens, 466 Roumains, 402 Maliens, 342 Turcs, 321 Marocains, 170 Moldaves, 158 Chinois, 149 Tunisiens, 105 Sénégalais, 103 Camerounais, 141 Congolais, 99 ressortissants de la République démocratique du Congo et 94 Ivoiriens ». « Voici pour les habitués, mais on a un peu de tout ici, même des gens de nulle part ». « On observe une pression des pays de l’Est, les Roumains, par exemple, ils viennent ici, ils se font expulser en masse, ça leur paye le billet du retour pour revoir leur famille, et ils reviennent, la Roumanie, c’est tout près en car. On a aussi de plus en plus de Chinois et d’Indiens, on a eu par exemple 89 Indiens rien qu’en 2005, avant on n’en voyait jamais ».

Une prison pour étrangers indésirables ? Le commandant rectifie : « ici, on retient les personnes, ce sont des retenus, pas des prisonniers, on les retient le temps de connaître leurs droits ». Une sorte de sas dont l’organisation est réglementée depuis peu, puisqu’il a fallu attendre les deux décrets du 19 mars 2001 et du 30 mai 2005 [2] pour que soient précisées les conditions matérielles de la rétention dans les 23 centres reconnus. Il existe aussi des locaux de rétention administrative, plus petits, mais leur emplacement échappe à toute publicité.

Ce jour-là, sur « 134 lits occupés » (dont 7 par des femmes), une trentaine de Pakistanais et d’Afghans interpellés près de Sangatte, dans le Calaisis, viennent d’arriver au Mesnil-Amelot. Ils déambulent, hagards, mains dans les poches, voûtés, ou se regroupent, adossés au mur. Ils ont l’air d’être là depuis des semaines, visage fermé, silencieux, à attendre dans le vide. Les infirmières les ont passés en revue. Présentes tous les jours y compris les jours fériés, elles constatent des pathologies liées à l’enfermement et à l’incertitude sur l’avenir : stress, angoisse et insomnie. Au minimum. Elles prescrivent des médicaments. Ils se grattent beaucoup, elles les traitent contre la gale, cela provoque un vent de panique dans le centre. Ils n’ont pas vu d’interprète. Il n’y en a pas ici. Ils ont dû se contenter de lire leurs droits sur des formulaires traduits en « 38 langues ». Ils ont décliné les services de la Cimade, seule association présente en rétention depuis plus de vingt ans : ils ne souhaitent pas demander l’asile en France [3], ils veulent tenter leur chance en Grande-Bretagne. Ils n’ont pas non plus eu recours aux services de l’Agence nationale de l’accueil des étrangers et des migrations, en charge du « soutien psychologique » et de l’« aide matérielle au retour » (clôture d’un compte bancaire, coup de téléphone à la famille, linge de rechange, reliquat de salaire récupéré auprès d’un employeur, réception de mandats, achat de tabac quand le distributeur est cassé, etc.). Ils sont logés, comme les autres étrangers, dans des baraquements, structures rectangulaires en béton dans lesquelles s’alignent face-à-face des dizaines de chambres de « 7m2 à deux ». Lits superposés, table minuscule, armoire avec cadenas, le mobilier est rudimentaire. Une télévision par bâtiment, un baby-foot et une table de ping-pong désertée, pour l’ensemble du centre. 7h45, appel ; 12h30, déjeuner : épinards, poisson, petit pain et Flanby. Les retenus déjeunent sans bruit, sur de grandes tables communes. Chacun ne conserve que l’identité que lui confèrent ses vêtements et son allure : deux jeunes femmes asiatiques habillées avec soin, un homme d’une quarantaine d’année, Africain, en costume sombre, des Russes du même âge en costume clair, de jeunes maghrébins dépenaillés... « On est traités comme des chiens ici, mettez-le dans votre journal, on n’a rien fait et ils nous mettent là, sans savoir ce qui va nous arriver, on ne sait rien, ils jouent notre vie à pile ou face », « Il y en a qui avalent des trucs tellement ils n’en peuvent plus, il y a un gendarme, je lui ai demandé quelque chose, il m’a dit : « crève ici, toi ». J’ai réclamé mes droits, ils m’ont mis en isolement. Les conditions ne sont pas humaines, ça crée des tensions, des bagarres entre les gens », « Je n’ai rien fait, je ne peux pas rentrer chez moi, je suis Palestinien et ils veulent me renvoyer en Algérie, je ne connais personne là-bas, aide-moi à me sortir de là », « Moi, j’ai ma fiancée et mon bébé ici, on allait se marier, j’ai un boulot dans la mécanique, je n’ai jamais eu de problèmes avec la police, et mon cousin a grillé un feu rouge, c’est pour ça que je me retrouve ici. Mon pays c’est la France et maintenant on me force à partir. Qu’est-ce que je vais faire là-bas ? »

Au total, un retenu sur deux serait expulsé : « 51,14% en 2005 », selon le décompte officiel qui paraît surévalué aux yeux des intervenants extérieurs, et qui pourrait s’expliquer par un affichage d’efficacité. « Certains sont relâchés pour irrégularité de procédure, d’autres parce que leur pays d’origine ne fournit pas de laissez-passer consulaire, d’autres, une minorité, parce qu’ils refusent de coopérer et d’embarquer dans l’avion », indique le commandant-chef du centre. D’autres, enfin, n’ont rien à faire en rétention, comme des Français ou des étrangers en situation régulière, arrêtés et enfermés par erreur. « Ils restent chez nous en moyenne 10-12 jours, et quoi qu’il arrive, ils ne peuvent rester plus de 32 jours », comme l’autorise la loi de novembre 2003 de Nicolas Sarkozy qui a allongé la durée maximale de rétention [4].

Dans l’intervalle, privés de liberté, les étrangers sont soumis aux injonctions de leurs gardiens et aux méandres procéduraux : l’arbitraire ne naît pas de l’absence de droits, puisque des possibilités de recours sont prévues, mais de la complexité des démarches, de la contradiction dans les stratégies à mettre en œuvre pour se défendre et de la difficulté à activer ses droits. Zone de non-droit, peut-être pas, mais règne d’un droit labyrinthique. En simplifiant à l’extrême, on pourrait aboutir à la description suivante : tout commence dans la rue, lors d’un contrôle de police [5]. En cas d’absence d’autorisation de séjour, la personne est placée en garde-à-vue pour 24h ou 48h. Si elle a déjà été arrêtée auparavant, l’expulsion peut avoir lieu immédiatement. Sinon, elle reçoit un arrêté préfectoral de reconduite à la frontière (APRF) et dispose de 48h pour le contester. Elle est placée en rétention. Lors de l’audience devant le tribunal administratif, la défense met en avant différents éléments, comme les attaches familiales en France, la durée du séjour sur le territoire, une maladie grave ou le risque d’être inquiété dans le pays d’origine. « La plaidoirie, c’est un pari sur les chances de voir l’expulsion annulée », explique l’avocate Nicole Prévost-Bobillot, qui intervient au tribunal administratif de Melun « c’est très aléatoire : un jour je conteste en traînant les pieds, et la décision est annulée, un autre jour j’y vais sûre de gagner, et l’appel est rejeté. Dès que l’on peut, on appelle la greffière pour savoir quel juge sera de permanence. En fonction de la personne, on évalue différemment les chances de réussir. Ce qui plonge dans le désarroi, c’est de regarder la jurisprudence : en lisant le Feuillet du droit des étrangers sur plusieurs années, on observe autant d’annulations que de confirmations sur les mêmes critères techniques. Par exemple, comment mesurer l’« intensité » des attaches familiales ? Il y a des juges qui pensent qu’il faut attendre cinq ans pour être attaché à son enfant, quand d’autres estiment qu’on y est attaché tout de suite, dès qu’il est nourrisson. C’est très déroutant ».

En cas de rejet de l’appel, le préfet, s’il n’a pu organiser l’expulsion, sollicite, avant l’expiration des 48h, le juge des libertés et de la détention du tribunal de grande instance (TGI) [6] : celui-ci peut prononcer la prolongation de la rétention pour une durée de quinze jours ; lorsqu’une irrégularité de procédure est constatée, il libère l’étranger ; il peut, enfin, l’assigner à résidence en échange de la présentation du passeport, d’un justificatif de domicile ou d’une attestation d’hébergement. L’audience devant le TGI est publique, et la stratégie à adopter opposée à celle déployée devant le tribunal administratif : il ne s’agit plus d’expliquer pour quelles raisons le retour au pays est impossible, mais, au contraire, d’affirmer que l’on est prêt à y retourner et à attendre tranquillement chez soi que l’on vienne vous chercher. « L’assignation à résidence implique la remise du passeport : elle permet la remise en liberté », comme l’indique Marie Hénocq de la Cimade, « mais la fois suivante, tous les éléments sont réunis pour l’expulsion effective ». Comme un fusil à un coup.

Dans le cas où le TGI a ordonné le maintien en rétention, l’étranger peut faire appel, mais celui-ci n’est pas suspensif de l’éloignement, si bien que la police peut procéder à l’expulsion avant même que la décision ne soit rendue. À l’issue des 17 jours écoulés (48h + 15 jours), le préfet peut demander une deuxième prolongation au juge des libertés et de la détention, d’une durée maximum de 15 jours. La décision est là encore susceptible d’appel. À la fin du 32ème jour, si la préfecture n’est toujours pas parvenue à expédier son client, elle doit le remettre en liberté. L’étranger reste en situation irrégulière : il dispose d’un délai d’une semaine à l’issue duquel il risque à nouveau d’être interpellé par la police et placé en centre de rétention. Et ainsi de suite.

Qu’est-ce qui empêche le préfet d’exécuter une mesure d’éloignement ? L’administration doit impérativement réunir deux éléments : un billet de transport (payé par l’État), et, plus difficile à obtenir, un document de voyage (passeport ou, à défaut, un laissez-passer consulaire) [7]. Or, sauf s’il a déjà été assigné à résidence, l’étranger en situation irrégulière va se débarrasser de son passeport. Il peut s’inventer une nationalité, celle d’un pays en guerre vers lequel la France ne peut l’expulser. Ou miser sur le fait que le consulat de son pays d’origine ne le reconnaîtra pas et refusera de lui délivrer un laissez-passer. Les pays d’émigration en font un outil de pression à l’égard du gouvernement français et inversement. Quand il se rend au Mali et au Bénin, en mai 2006, le ministre de l’Intérieur Nicolas Sarkozy promet de l’aide économique et du soutien logistique pour lutter contre les passages clandestins aux frontières, en échange de quoi il attend des « résultats » en matière de délivrance du sésame. Quelques mois auparavant, à Paris, le 9 septembre 2005, il affirme devant les préfets qu’à sa demande, « le ministre des Affaires étrangères a engagé la procédure permettant de sanctionner les pays non coopératifs en matière de délivrance de laissez-passer, en limitant le nombre de visas de court séjour que la France délivre à leurs ressortissants ». Dans le collimateur : la Serbie-Monténégro, la Guinée, le Soudan, le Cameroun, le Pakistan, la Géorgie, la Biélorussie et l’Egypte. Certains pays, au contraire, font office de bons élèves comme la Turquie, l’Algérie, l’Albanie et le Sénégal. Pour inciter les pays à se montrer coopératifs, la France est aussi amenée à verser des « frais de dossier » pour chaque laissez-passer délivré. Les résultats commencent à se faire sentir : tous pays confondus, le taux de délivrance est passé de 28,75% en 2003 à 45,73% en 2005, selon le rapport d’information sur l’application de la loi du 26 novembre 2003 rédigé par le député UMP Thierry Mariani et paru en mars 2006. Il existe des points aveugles, sur lesquels l’administration française a peu de prises : le Surinam, par exemple, ne dispose de représentation consulaire qu’en Belgique. Lorsqu’un ressortissant est arrêté, le consulat exige de le rencontrer, or la police française ne peut le sortir du territoire, ce qui explique que les Surinamiens soient systématiquement libérés à l’issue des 32 jours. Idem pour la représentation cubaine qui considère qu’une personne ayant quitté le pays sans autorisation n’est plus un Cubain. Restent des cas, comme l’Inde ou la Chine, pour lesquels la France n’est pas en situation de force. Trop d’intérêts économiques en jeu : l’administration est priée de se montrer plus conciliante.

Au Mesnil-Amelot, les gendarmes connaissent aussi bien que les militants de la Cimade ces us et coutumes fluctuant au gré des mots d’ordre économico-politiques. Pour atteindre les objectifs fixés par le ministre de l’Intérieur (25 000 éloignements en 2006 [8]), les gestionnaires du centre veillent surtout à ne pas commettre d’irrégularités qui pourraient compromettre les départs forcés. Une des salles du bâtiment administratif est consacrée au suivi de chaque dossier. Les murs sont tapissés des fiches signalétiques manuscrites des personnes présentes dans le centre. L’état de la procédure y est scrupuleusement consigné. Quand le retenu est libéré ou renvoyé, son dossier est archivé. Le commandant se plaint des conditions de travail. « Quand on est affecté dans un centre comme celui-là, c’est plutôt un mauvais moment à passer. On n’est pas formé pour ce genre de travail. Les gars préfèreraient être sur le terrain, mais on est enfermés ici, à régler des problèmes humains et de paperasserie. En fait, on gère en direct la misère du monde. En plus, on manque de personnel. On travaille sur la sécurité passive : clôture, alarme, vidéosurveillance, ce qui m’a permis de gagner en effectif ». Ce qui n’est pas sans danger : il sait par expérience que ce type de contrôle déshumanise encore un peu plus le lieu et accroît les risques de tensions. « En ce moment, on a un Ukrainien qui sort de 15 ans de prison pour crime, un imam tunisien, un fondamentaliste islamiste, tout ce monde-là est mélangé avec les autres, c’est normal, ils ont purgé leur peine, mais ça peut être explosif. On a aussi des problèmes avec les drogués. On ne sait pas quoi faire avec eux. On essaie de les renvoyer au plus vite. On a aussi des fous, des grévistes de la faim et des avaleurs de piles ». Dans son dernier rapport, la Cimade évoque « l’apparition de clans » et de plus en plus de « bagarres entre groupes ethniques ». Les violences, précisent les auteurs du rapport, se retournent contre les intervenants et notamment ceux de la Cimade auxquels on reproche de « collaborer avec les autorités ». Selon eux, ce phénomène s’explique principalement par l’allongement de la durée en rétention et l’augmentation du nombre de retenus (le « taux d’occupation » était de 72,82% en 2002 contre près de 100% aujourd’hui) [9]. « C’est vrai que l’on se rapproche de la situation des prisons », reconnaît le commandant, « mais moi je n’ai pas été formé pour être directeur de prison, ce n’est pas mon métier. On a des cas de personnes qui s’opposent physiquement à l’embarquement. Qu’est-ce qui se passe ? Je pense à des étrangers qui ont déjà passé 32 jours ici, ils ont refusé de coopérer, ils ont été envoyés en prison, ils sont ensuite revenus dans le centre et comme ils ne coopèrent toujours pas, ils vont passer devant le tribunal de Meaux, ils peuvent être renvoyés en prison et ainsi de suite ». Il reconnaît aussi que « la double peine existe toujours », comme en témoignent les intervenants de la Cimade qui notent que « certaines personnes bénéficiant d’une protection relative ont été libérées sur injonction du ministère de l’Intérieur alors que d’autres, protégées de manière absolue, ont été présentées à l’embarquement ». Le commandant reste, en revanche, plus discret sur les risques de mauvais traitements induits par la politique du chiffre engagée par Nicolas Sarkozy. Il raconte l’expulsion, quelques jours auparavant, de vingt-cinq Roumains. « Lever 5h du matin, sur place il y avait le consul, un docteur et un interprète. Tout est filmé. Le contact physique, c’est compliqué. Soit on va vers un usage de la force, mais c’est risqué et les conséquences médiatiques peuvent être catastrophiques, soit on essaie de faire comprendre à la personne qu’elle doit partir. C’est un rapport de forces. L’étranger joue la nullité de la procédure entre la justice et l’administration et nous on est au milieu ». Benoît Merckx, intervenant de la Cimade au Mesnil-Amelot, ne partage pas cette version des faits : « c’est plutôt l’étranger qui est entre deux feux : même si la personne est théoriquement protégée contre les expulsions, comme les parents d’enfants français, le ministère de l’Intérieur invoque le principe de la séparation des pouvoirs et l’impossibilité d’interférer sur une décision de justice, quant à la justice, elle dit : « on ne peut pas revoir ce dossier avant deux ou quatre mois ». Entre temps, la décision est appliquée et l’étranger expulsé ».

On sort du centre avec l’impression d’y avoir circulé les yeux bandés. Discussion avec les personnes retenues un gendarme dans le dos, circulaires et chiffres utilisés comme anesthésiant, silence sur les conditions réelles de l’éloignement. On repense à ces hommes et femmes étouffés alors qu’ils refusaient d’embarquer. Les informations sur le fonctionnement du lieu et sur les éventuelles stratégies des étrangers viennent finalement de l’extérieur. On repense à ce jeune homme croisé à la sortie du centre, en chemise et pantalon défraîchis, les traits tirés, regardant à droite, à gauche, sans savoir où aller, tout juste libéré, un sac plastique à la main comme simple bagage.

Notes

[1Après l’arrêt de l’immigration de travail en 1974, l’État cherche à se doter d’outils pour expulser les étrangers en situation irrégulière. En 1975, la découverte à Arenc près de Marseille d’une « prison clandestine » destinée aux sans-papiers provoque une campagne de mobilisation pour en obtenir la fermeture. En vain. Pour la première fois, la loi Bonnet et Peyrefitte de 1980 permet d’exécuter par la force une mesure d’expulsion du territoire ou de reconduite à la frontière. Alors que François Mitterrand vient d’être élu, la loi du 29 octobre 1981 légalise et organise la rétention administrative (source : Cimade)

[2Le décret du 30 mai 2005 encadre les conditions matérielles de la rétention. Il précise notamment que « chaque étranger est mis en mesure de communiquer avec toute personne de son choix » et que la capacité d’accueil des centres ne peut dépasser 140 places (156 au centre du Mesnil-Amelot), avec une mise aux normes au plus tard le 31 décembre 2006. Le décret consacre aussi l’« accueil » des enfants. Un arrêté du 7 juin 2006 donne la liste des centres de rétention.

[3L’un des droits en centre de rétention est la possibilité de déposer une demande d’asile auprès de l’Office français de protection des réfugiés et apatrides, qui dispose de 96h pour faire connaître sa décision. Mais c’est un droit de plus en plus difficile à activer : le décret du 14 août 2004 prévoit que les demandes d’asile doivent être rédigées en langue française ; le décret du 30 mai 2005 ajoute que les étrangers doivent prendre à leur charge les frais de traduction. Cela a pour conséquence de décourager les candidatures. C’est, par ailleurs, un droit aux effets limités : en 2005, au Mesnil-Amelot, sur 600 demandes 2 seulement ont été acceptées.

[4La loi de novembre 2003 a allongé de 12 à 32 jours la durée maximale de placement en rétention. En 1981, elle était fixée à 7 jours. Entre 1993 et 1998, elle passe à 10 puis 12 jours, afin de mieux réunir les conditions permettant l’éloignement. Au centre du Mesnil-Amelot, la durée moyenne de séjour est de 10-12 jours aujourd’hui, contre 6,5 jours en 2003.

[5La circulaire du 21 février 2006, adressée aux préfets et aux procureurs, détaille les modalités d’interpellation des personnes sans titre de séjour et liste les lieux où elles peuvent être interpellées : hôpitaux, blocs opératoires, centres d’accueil pour toxicomanes, véhicules, sièges des associations, foyers et centres d’hébergement, guichets des préfectures, etc.

[6Le juge des libertés et de la détention est aussi appelé « juge du 35 bis » en raison de l’article de l’ordonnance du 2 novembre 1945 modifiée sur le séjour des étrangers qui réglemente cette procédure. Remplacé par les articles L551-1 et suivants du Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile, il dispose que « le placement en rétention d’un étranger dans les locaux ne relevant pas de l’administration pénitentiaire peut être ordonné « lorsque l’étranger fait l’objet d’une mesure d’éloignement applicable ».

[7Le coût d’une expulsion est très élevé. Le décret du 6 juin 2006 contraint les employeurs employant des étrangers en situation irrégulière à participer aux frais de « réacheminement ». La contribution est fixée, par arrêté (pas encore publié), en fonction de l’éloignement du pays d’origine. Lors de la rédaction du décret, le cabinet du ministre de l’Intérieur avait prévu qu’elle oscille entre 5 000 et 10 000 € par personne. Cela donne un ordre de grandeur du coût habituellement supporté par l’État (billet d’avion pour l’étranger et son escorte, éventuelle nuit d’hôtel, repas, etc.).

[8Pour la première fois en 2003, des objectifs chiffrés de reconduites à la frontière sont fixés : 15 000 en 2004, 20 000 en 2005 et 25 000 en 2006. Le 29 mai 2006, Nicolas Sarkozy tance les préfectures : « le nombre d’éloignements reste insuffisant pour atteindre notre objectif de 25 000 reconduites. Je dis clairement que certains départements sont à la traîne dans des conditions qui ne sont pas explicables ». Le 24 juillet 2006, il gonfle les chiffres en additionnant les 20 000 éloignements d’étrangers présents en France, les 12 400 réadmissions vers des pays européens et les 23 000 « refoulements » et refus d’admission sur le territoire. Il parvient ainsi à un « total », pour 2005, de « plus de 55 000 étrangers renvoyés hors de France métropolitaine ».

[9La volonté d’augmenter les expulsions se traduit par une augmentation du nombre de retenus dans les centres, mais aussi par l’extension de la capacité d’accueil et par la construction de nouveaux lieux : le 24 juillet 2006, Nicolas Sarkozy rappelle le programme : « 968 places en juin 2002, 1 447 places aujourd’hui, 2 500 places en juin 2007 ». Il se réjouit de constater que « Bercy a accepté de financer le développement des centres de rétention ». La capacité d’accueil du centre du Mesnil-Amelot est passée de 68 places début 2003 à 156 en 2006. Depuis peu, il « accueille » des femmes. Dans une lettre ouverte du 20 juin 2006 au ministre de l’Intérieur, la Cimade lui reproche de « construire des centres de plus en plus grands pour pouvoir procéder à plus de renvois, mais aussi, voire surtout, pour faire des économies d’échelle au détriment du respect des personnes ».