L’UE prend les frontières africaines pour les siennes

Claudia Charles et Pascaline Chappart, article extrait du Plein Droit, n° 114 (octobre 2017), GISTI

Incapables d’accueillir dignement les personnes en quête de protection internationale, les États membres de l’Union européenne rejettent leurs responsabilités sur des pays toujours plus lointains, sommés de bloquer les candidats à la migration à leurs frontières. Cette politique d’externalisation du contrôle des frontières extérieures de l’UE ne cesse de se déployer à coup de millions d’euros dont les sous-traitants les plus méritants sont les premiers bénéficiaires. Mais à quel prix ?

La prétendue « crise migratoire » [1] permet à l’Union européenne (UE) et à ses États membres de légitimer une nouvelle expansion de la stratégie d’externalisation des politiques de contrôle des frontières, à l’œuvre depuis le début des années 2000. Ainsi, faute de consensus sur l’accueil des personnes en quête de protection, les pays européens font front commun pour reporter leur responsabilité sur des pays toujours plus lointains, en monnayant cette sous-traitance. Après s’être tournés, en 2015, vers la Turquie pour restreindre les arrivées de personnes depuis la frontière orientale de la Méditerranée, les représentants de l’UE se sont ensuite attelés à reproduire ce programme politique le long de la route dite de la Méditerranée centrale, qui mène de l’Afrique centrale en Libye.

En juin 2016, la Commission européenne s’est félicitée de l’endiguement des flux migratoires vers la Grèce, consécutif à l’application de la Déclaration UE-Turquie (voir l’article dans ce numéro) et a érigé la gestion de cette sous-traitance du contrôle migratoire en modèle politique à suivre : « […] la mise en œuvre de cette déclaration, y compris en ce qui concerne la réadmission de tous les ressortissants de pays tiers arrivant dans l’UE, a eu un effet immédiat sur les traversées de migrants entre la Turquie et la Grèce. Cela a démontré que la coopération internationale pouvait être efficace – en sauvant des vies en mer et en démantelant le modèle économique des passeurs [2]. » Dans cette logique, l’Union européenne et ses États membres ont déployé une force diplomatique sans précédent, cette fois à l’égard de pays africains, et notamment ceux considérés comme les principaux pays d’origine ou de transit des migrants qui prennent la route vers l’Europe en passant par la Libye.

Première étape de ce récent déploiement, le sommet de La Valette a réuni, les 11 et 12 novembre 2015, les chefs d’États africains et européens dans le cadre du dialogue euro-africain sur la migration et le développement engagé en 2006. La « crise » y est présentée par l’UE comme un « défi commun » ou encore une « responsabilité partagée » de l’Afrique et de l’Europe. L’idée qui sous-tend le plan d’action, adopté à cette occasion, est sans ambiguïté : sous couvert de quelques dispositions concernant le « développement » et la migration légale, ce sont surtout les aspects répressifs qui prévalent, en particulier le « retour » ou la « réadmission » des migrants en situation irrégulière.

Bons points et punitions

À l’issue du sommet, un « fonds fiduciaire d’urgence pour l’Afrique » a été institué par l’UE. Doté initialement de 1,8 milliard d’euros, il a ensuite augmenté à 2,8 milliards. Il concerne les pays de la région du Sahel et du lac Tchad, de la Corne et du Nord de l’Afrique [3]. Sont toutefois considérés comme « prioritaires » le Mali, le Niger, le Nigeria, le Sénégal et l’Éthiopie, du fait de leur position stratégique en tant que « pays de transit », sinon au vu du nombre de leurs ressortissants sans-papiers séjournant en Europe. D’après le programme de La Valette, ce financement doit contribuer au développement économique, à la gestion de la migration, à la stabilité et à « la bonne gouvernance » des pays visés. Le versement de l’aide est cependant subordonné à la coopération des pays tiers ; la Commission l’a annoncé sans détour : « Il convient d’intégrer des mesures incitatives, tant positives que négatives, dans la politique de développement de l’UE, en récompensant les pays se conformant à leur obligation internationale de réadmettre leurs propres ressortissants, les pays qui coopèrent dans la gestion des flux de migrants en situation irrégulière venant de pays tiers et les pays qui prennent des mesures pour héberger comme il se doit les personnes fuyant les conflits et persécutions. Ceux qui ne coopèrent pas en matière de réadmission et de retour doivent également en payer les conséquences. [4] » En soi, cette conditionnalité n’est pas une nouveauté, mais ce marchandage est clairement confirmé et vient de l’être à nouveau, en juin 2017, lors de l’adoption du « nouveau consensus européen sur le développement » [5] où il est largement question de programme de « sécurisation » et de contrôle migratoire.

La cohésion anti-migratoire affichée par les États membres depuis le sommet de la Valette ne suscite, semble-t-il, pas le même engouement dès lors qu’il s’agit d’y contribuer financièrement. En effet, si le fonds d’urgence dédié à cette politique est principalement alimenté par le Fonds européen pour le développement (FED) à hauteur de 2,6 milliards d’euros, les États membres devaient y apporter 202,4 millions d’euros. Or, en juillet 2017, seuls 89 millions d’euros avaient été récoltés auprès des capitales européennes. Plus que l’instrumentalisation de l’aide au développement à des fins de contrôle migratoire, la compromission de l’UE avec des pays en proie à la dictature, à la faillite de l’État, à l’instabilité politique ou à un état de violence généralisée tels que l’Érythrée, la Libye et le Soudan, paraît diviser les instances européennes.

Dans la droite ligne du Sommet de la Valette, la Commission a élaboré un « nouveau cadre de partenariat avec les pays tiers » en juin 2016. L’urgence de l’endiguement des flux migratoires à destination de l’Europe a motivé la rédaction de ce document de stratégie politique qui expose les contours d’une coopération renforcée avec les pays d’origine, de transit et de destination en mobilisant l’ensemble des ressources matérielles et humaines et, plus généralement, des politiques communes (le commerce, la mobilité, l’énergie, etc.).

Fidèle à la philosophie de l’UE en matière de migrations depuis le début des années 2000, son but principal est clair : « réduire les flux de migrations illégales » et « accroître les taux de retour » [6]. En termes d’objectifs, on retrouve pêle-mêle [7] « sauver des vies en Méditerranée », lutter contre le trafic d’êtres humains et « démanteler le modèle économique des passeurs », « augmenter le taux de retour vers les pays d’origine et de transit », permettre aux migrants et aux réfugiés de « rester plus près de chez eux », « améliorer le cadre législatif et institutionnel en matière de migrations des États tiers partenaires », « [renforcer les] capacités en matière de gestion des frontières », « accroître les taux de retour et la conclusion d’accords de réadmission » (une véritable obsession de l’UE), « endiguer les flux irréguliers tout en proposant des filières de migration légale ».

Mais derrière le discours pseudo-humanitaire, déjà invoqué lors des tractations avec la Turquie, la priorité est donnée au résultat : il faut organiser des « retours rapides et efficaces » et, pour ce faire, développer la coopération opérationnelle, c’est-à-dire contracter des arrangements informels avec les administrations policières et consulaires des pays tiers au lieu de se lancer dans de longues et incertaines négociations en matière de réadmission. Ce « nouveau cadre de partenariat » prend la forme de « pactes » : ceux-ci ne constituent pas des accords stricto sensu mais plutôt des programmes politiques « sur mesure » visant à favoriser l’élaboration de procédures communes et la coordination pratique entre les institutions des États membres et celles des pays tiers visés.

Depuis lors, s’est engagé au sein des instances européennes et de certains États membres un processus tous azimuts d’échanges diplomatiques, de développement de projets dédiés au contrôle migratoire et de suivi des avancées ; un rapport devant être produit tous les trois mois (octobre, décembre 2016 puis mars, juin et septembre 2017). Si la lecture de ces évaluations s’avère répétitive, elle permet toutefois de saisir les logiques à l’œuvre dans la multiplication des dispositifs de contrôle à distance élaborés par l’UE. In fine, on peut s’interroger sur les enjeux et les effets de ce nouveau pas dans l’externalisation des politiques de contrôle des frontières par l’UE.

Un partenaire « proactif »

Le cas du Niger est, à cet égard, très significatif. Il est d’ailleurs présenté par la Commission comme « un partenaire proactif et constructif » sachant qu’il lui a été promis 610 millions d’euros pour sa participation à la répression du « trafic de migrants ». Pas moins de quinze rencontres ont eu lieu entre des représentants du Niger, de l’Union européenne, et de la France, de l’Allemagne, de l’Italie, de l’Espagne, des Pays Bas et de la Suède entre juin 2016 et juin 2017 [8]. Toute une série de mesures ont ainsi été prises par les autorités nigériennes pour renforcer la gestion des frontières et la lutte contre l’immigration irrégulière. D’abord, un cadre de concertation sur les migrations a été créé en octobre 2016, coprésidé par le ministre de l’intérieur nigérien et le chef de la délégation de l’UE, et composé de représentants des États membres de l’UE intéressés (dont la France, l’Espagne et l’Italie), et de l’Organisation internationale pour les migrations (OIM) en tant que partenaire technique et financier. Il est prévu qu’un officier de liaison de l’Agence européenne de garde-frontières et de garde-côtes soit dépêché à Niamey au début du deuxième semestre 2017 afin de soutenir les travaux de cette plateforme dans la mise en place de mesures de contrôle des déplacements. Une loi « relative au trafic illicite des migrants » dont l’application est soutenue financièrement par l’UE a été adoptée le 26 mai 2015, sachant, par ailleurs, qu’une agence chargée spécifiquement de la lutte contre la traite des êtres humains avait été mise sur pied dès mars 2012. L’octroi de fonds supplémentaires serait en effet conditionné à l’application de ce texte, largement fictive jusqu’à mi-2016. Désormais, le contrôle des déplacements, effectué avec l’aide de la mission EUCAP Sahel (organisme européen de coopération policière), s’opère le long des routes migratoires, aux postes-frontières, mais également dans les gares routières ou encore dans les « ghettos » (les lieux où se rassemblent les migrants en cours de route).

La répression du « trafic », rendue visible par la médiatisation des perquisitions des voitures des passeurs a eu pour effet d’augmenter le prix des traversées [9]. De plus en plus de migrants se retrouvent ainsi bloqués à Niamey et à Agadez, souvent rackettés par les forces de police, parfois orientés vers l’un des cinq « centres de transit » gérés par l’OIM, que l’on pourrait requalifier en « centres de retour » puisque ne sont censées y être accueillies que les personnes souhaitant organiser le retour vers leur lieu de départ ou d’origine. Afin de démontrer l’efficacité de ces actions, l’OIM avait affirmé que le nombre des passages par le Niger en route vers la Libye ou l’Algérie avait baissé de manière spectaculaire, passant de quelque 72 000 en mai 2016 à 1 525 en novembre de la même année. Des résultats que l’UE ne s’est pas privée de reprendre à son compte afin d’ériger cette coopération en modèle à suivre par les autres pays cibles du nouveau « partenariat ». Or, l’OIM a fait marche arrière, invoquant une erreur dans les chiffres retenus : il ne s’agissait pas de 1 525 mais de 11 457 passages [10]. Cela étant dit, même s’il y a une réduction du nombre de personnes en transit dans les lieux contrôlés, cela ne se traduit pas forcément par la réduction des flux globaux vers la Libye. Il y a seulement déplacement des routes migratoires.

Les ressources du fonds fiduciaire d’urgence sont consacrées en grande partie à ces missions de police. Des 139,9 millions d’euros accordés jusque-là au Niger, 83 millions sont attribués à des projets concernant le contrôle et la gestion des flux migratoires… moitié moins à des programmes de soutien économique, lesquels sont gérés par les agences allemande et espagnole de développement qui tardent à les mettre en place, à l’instar du mal nommé « Plan d’actions à impact économique rapide à Agadez » (Paiera). La répression du « trafic illicite de migrants » laisse de nombreux jeunes, qui avaient trouvé dans le transport de migrants une source de revenu, désœuvrés et suspendus à la promesse d’un projet de reconversion professionnelle en échange de l’arrêt de leur activité. Censé atténuer les tensions nées des tentatives de démantèlement de l’économie du passage des frontières par la création d’opportunités professionnelles, le projet Paiera a été annoncé dès décembre 2016 et se fait toujours attendre alors qu’il nourrit les convoitises autant que le ressentiment croissant de la population. Parties prenantes de cette politique de reconversion, les autorités locales sont aujourd’hui en porte-à-faux : « Il est préférable que ces projets qui ne nous servent à rien plient bagage et retournent chez eux. Plusieurs de nos jeunes sont actuellement en prison et leurs véhicules confisqués sous prétexte qu’ils sont des criminels. Ce ne sont pas des criminels mais des jeunes qui font un transport comme tant d’autres. Nous sommes respectueux de l’État de droit de notre pays mais il est grand temps qu’on nous implique dans la gestion de nos cités [11]. »

Objectifs répressifs

L’Éthiopie constitue également un bon exemple de cette politique. Ce pays, qui préside jusqu’à la fin 2017 le dialogue régional sur les migrations mené entre l’UE et neufs pays de la Corne de l’Afrique, aussi dénommé « processus de Khartoum », est l’objet de toutes les attentions de la part de l’UE. À l’instar du Niger, seize rencontres officielles ont eu lieu de mai 2016 à juin 2017 entre différentes autorités du pays et celles de l’UE et, en bilatéral, de la Slovaquie, de l’Italie et du Luxembourg. En plus d’être un pays d’origine et de transit de migration irrégulière, l’Éthiopie accueille une importante population de réfugiés en provenance du Sud Soudan, du Soudan, de Somalie et d’Érythrée notamment. Ainsi, une part importante des sommes qui lui sont allouées par le fonds fiduciaire devront être dirigées vers le développement du « programme régional de développement et de protection » afin d’améliorer les conditions de vie des réfugiés. Autrement dit, tout ce que l’Union européenne et ses États membres refusent d’assurer sur leur propre territoire. Ce n’est pas la seule priorité. Selon la Commission, l’accent doit être mis sur la politique de retour. Alors que le processus d’illégalisation des ressortissants éthiopiens bat son plein dans l’UE, le taux d’expulsion est l’un de plus bas, soit 9,8 % des décisions de retour prononcées. C’est pourquoi les prochains projets menés dans le cadre de cette coopération s’orientent vers la délivrance rapide de laissez-passer pour leurs ressortissants par les consulats éthiopiens dans les États de l’UE et vers une intensification de la coopération en matière d’identification et de retour effectif.

Lors d’une rencontre tenue à Malte, en février 2017 entre l’UE, ses membres et des pays africains, un bilan du « processus de la Valette » a été dressé. Alors que les pays « prioritaires » se disaient satisfaits de ce « partenariat », l’Union africaine a remarqué qu’en réalité, les premiers bénéficiaires du fonds fiduciaire n’étaient autres que les agences de développement de différents pays européens. Un représentant de la société civile, présent à cette rencontre, citant les propos d’un haut fonctionnaire d’un pays non « prioritaire », résumait de manière tout à fait limpide la logique qui prévaut aujourd’hui dans les relations entre l’UE et l’Afrique dans ces termes : « On a compris. Plus on a nos citoyens en situation irrégulière en Europe, plus vite on sera éligible au fonds fiduciaire. On va donc les laisser partir [12]. » Les mois et années à venir nous diront si les pays cibles des programmes européens les ont mis en œuvre en poursuivant leurs propres objectifs ou s’ils ont dû se conformer aux objectifs répressifs prônés par les États membres de l’UE.

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