Les camps en France

Colloque Camps d’étrangers en Europe : la démocratie en danger - Bruxelles, 25 et 26 juin 2003

Si l’on retient le terme « camp » dans le sens d’un lieu
géographiquement identifié dévolu au placement des étrangers, on
peut en distinguer quatre modèles différents en France : trois sont
prévus par la loi, et impliquent de droit ou de fait l’enfermement,
en raison de leur nationalité, des personnes qui s’y trouvent. Il
s’agit des zones d’attente (ZA), des centres de rétention
administrative (CRA) et des prisons où subissent leur peine les
étrangers condamnés pour infraction à la législation pour les
étrangers (ILE). Le quatrième correspond à une situation atypique
aujourd’hui disparue, mais qui a duré entre 1999 et 2002, avec le
centre de Sangatte dans le Pas de Calais, qui a accueilli jusqu’à
1800 personnes en dehors de toute réglementation. Contrairement aux
trois autres modèles, Sangatte n’était pas un camp fermé et les
personnes y pouvaient librement aller et venir, sauf dans les
toutes dernières semaines de son existence. Si l’on mentionne ce
modèle plusieurs mois après sa fermeture, c’est que celle-ci - décidée arbitrairement par les pouvoirs publics français au terme
d’un accord bilatéral passé avec les autorités britanniques sans
qu’en amont les causes de l’ouverture du centre n’aient été
analysées, et encore moins supprimées - n’a pas fini de produire
ses effets, notamment par l’apparition, dans le Pas de Calais et
ailleurs en France, de sites informels de concentration d’étrangers
désormais empêchés de se rendre à Sangatte. C’est d’ailleurs à la
lumière de ce phénomène « post-Sangatte » que, dans la
logique qui a guidé la réflexion menée au cours du séminaire des 5
et 6 février 2003, on a été amené à identifier une acception
élargie de la notion de « camp » en s’intéressant à
toutes les situations, légales ou non légales, qui créent en France
la « mise à l’écart » d’étrangers. Ce sera l’objet du
cinquième « modèle » décrit.

L’objet de ce texte n’est pas de décrire de façon détaillée le
fonctionnement de ces lieux de mise à l’écart et les conditions
dans lesquelles les étrangers y vivent [1]. On
cherchera plutôt à fournir des éléments pour analyser le rôle que
joue cette mise à l’écart - qu’elle prenne ou non la forme physique
d’un camp - dans l’application par l’Etat de la politique qu’il a
mise en place à l’égard des étrangers et des demandeurs d’asile.

Les zones d’attente, un sas à l’entrée du territoire

Les zones d’attente ont été instituées en 1992. La loi les définit
comme l’endroit où « l’étranger qui arrive en France (...) et
qui, soit n’est pas autorisé à entrer sur le territoire français,
soit demande son admission au titre de l’asile » pourra être
maintenu « pendant le temps strictement nécessaire à son
départ, et, s’il est demandeur d’asile, à un examen tendant à
déterminer si sa demande n’est pas manifestement infondée ».
La notion de « zone d’attente » correspond donc à la fois
à un espace et à un régime juridique, celui qui est appliqué, en
attendant qu’ils soient éloignés ou admis à entrer en France, aux
étrangers à qui les autorités françaises (ici la police aux
frontières) refusent a priori l’accès au territoire parce qu’ils
n’en remplissent pas les conditions légales, ainsi qu’aux étrangers
qui demandent l’asile. Le placement d’un étranger en zone d’attente
est une décision purement administrative, contrôlée après 72 heures
par un juge qui apprécie l’opportunité de sa prolongation.

Les zones d’attente sont situées à proximité immédiate du point de
passage d’une frontière - au sens juridique du terme - entre la
France et un autre pays, qu’il s’agisse d’une frontière aérienne
(aéroport), maritime (port), ou ferroviaire (gare). Pendant
longtemps, les autorités françaises tendaient à considérer que les
étrangers se présentant à la frontière mais ne remplissant pas les conditions d’entrée en France se trouvaient
dans un espace extra-territorial qualifiée de « zone
internationale » où la loi française n’avait pas vocation à
s’appliquer. Cette fiction juridique ayant été condamnée par les
tribunaux, la loi a donc donné une existence légale aux zones
d’attente en 1992. La fiction perdure pourtant dans la mesure où
les étrangers placés en zone d’attente sont considérés comme
simplement « maintenus » et non « détenus »
comme s’ils étaient incarcérés. Car la porte de la zone d’attente
n’est censée ne leur être fermée que du côté français.
Théoriquement, ils sont « libres » de quitter la zone
d’attente pour tout pays de leur choix, à l’exception de la France.
Cette fiction permet de leur appliquer un régime différent du
régime carcéral, et moins protecteur, alors qu’ils n’ont subi
aucune condamnation. Si les étrangers de la zone d’attente sont
obligatoirement présentés, après quelques jours de maintien, devant
un juge, il ne s’agit pour celui-ci que d’apprécier l’opportunité
de leur placement, pas de juger leur situation personnelle ou la
validité de leur prétention à entrer en France.

Les étrangers peuvent être maintenus au total 20 jours en zone
d’attente. Passé ce délai, la police des frontières, si elle n’a
pas procédé à leur éloignement, doit les laisser pénétrer sur le
territoire français même s’ils ne remplissent pas les conditions
légales d’entrée. Ce qui entraîne un effet « course contre la
montre » de l’administration pour pouvoir refouler avant
l’expiration du délai, au détriment du respect des garanties
prévues par la loi, notamment en matière d’assistance juridique et
de droit d’asile.

Il y a plus de cent zones d’attente en France, mais le nombre exact
et la localisation précise de chacune d’entre elles sont très
difficiles à appréhender. Bon nombre n’existent que « sur le
papier ». Dans la pratique, à une exception notable (la ZA de
Roissy CDG), les zones d’attente se matérialisent la plupart du
temps par des locaux réquisitionnés par l’administration (locaux de
police, chambre d’hôtels...) lorsqu’un étranger est « non
admis » sur le territoire ou qu’il présente une demande
d’asile à son arrivée.

La ZA de l’aéroport Roissy CDG rassemble à elle seule 95% des
arrivées d’étrangers enregistrées en zone d’attente. Elle est
composée d’une part de plusieurs bâtiments équipés pour
l’hébergement (environ 250 lits), d’autre part de locaux totalement
inadaptés à un séjour supérieur à quelques heures, réquisitionnés
sur le site de l’aérogare ou installés dans des locaux de police et
utilisés lorsque les premiers sont pleins. A certaines époques,
plus de 200 personnes peuvent être maintenues jour et nuit dans ces
locaux, dans des conditions de salubrité extrêmement précaires. La
loi prévoit que les étrangers maintenus doivent bénéficier de
« prestations de type hôtelier », et qu’ils peuvent
prendre contact avec un interprète, un médecin, et toute personne
de leur choix. En revanche, les ONG n’ont pas accès libre en zone
d’attente. Leurs visites, qui s’effectuent dans le cadre d’un
agrément individuel très limitatif, ne permet pas de répondre à la
nécessité de transparence indispensable au regard des conditions de
maintien. La situation qui règne dans les zones d’attente est par
conséquent largement méconnue. Pourtant, au travers de visites de
parlementaires, et d’enquêtes menées par le Comité de prévention
contre la torture du Conseil de l’Europe, on sait que les droits
des personnes y sont régulièrement bafoués.

De son côté une association, l’ANAFE (association nationale
d’assistance aux frontières pour les étrangers) milite depuis sa création pour obtenir un
accès permanent des associations en zone d’attente. Elle publie
régulièrement des rapports des visites qu’elle effectue et des
entretiens qu’elle mène par le biais de sa permanence téléphonique,
surtout dans la ZA de Roissy, et dénonce inlassablement les
violations répétées des droits fondamentaux qui sont perpétrées en
zone d’attente : violences morales ou physiques, humiliations,
injures mettant en cause les forces de police, violation du droit
d’asile par le refus d’enregistrer les demandes présentées par les
étrangers ou par le rejet, au motif qu’elles seraient
« manifestement infondées », de la plupart de celles qui
sont enregistrées, maintien abusif de mineurs étrangers.
L’expérience accumulée par cette association fait apparaître que,
au-delà des abus de pouvoir qui pourraient être évités et qui sont
parfois - très rarement - sanctionnés, ces violations sont
consubstantielles au régime légal du maintien en zone d’attente.

Les centres de rétention, avant l’éloignement

Le régime de rétention administrative, c’est la possibilité pour
l’administration de « retenir » un étranger qui est sous
le coup d’une mesure d’éloignement du territoire, qu’il s’agisse
d’une mesure administrative (expulsion, pour des motifs d’ordre
public ou reconduite à la frontière, comme sanction du séjour
irrégulier) ou d’une mesure judiciaire (condamnation à une peine
d’interdiction du territoire à titre de sanction d’un délit - y
compris le délit de séjour irrégulier) le temps d’organiser son
éloignement du territoire. La rétention existe dans la loi
française depuis 1981. Le statut des étrangers retenus relève de la
même fiction juridique que celui des étrangers maintenus en zone
d’attente : formellement, ils sont « libres » de quitter
le centre de rétention pour toute destination, sauf la France. La
durée du maintien ne peut excéder 12 jours, mais une modification
de la loi devant intervenir avant la fin de l’année 2003 va faire
passer cette durée à 32 jours. Il existe actuellement 19 centres de
rétention en métropole (et quatre dans les départements français
d’Amérique). Les conditions matérielles minimales de rétention sont
fixées par arrêté et un certain nombre de droits (information,
visites, téléphone, assistance) sont prévus par un règlement
intérieur des centres de rétention. L’application de ces
dispositions est très inégale selon les centres. A côté de ces
centres de rétention, existent de « petits » lieux de
rétention, les Locaux de rétention (LRA), en distinction des
Centres de rétention (CRA). Il n’existe pas de liste officielle de
ces locaux, puisque chaque préfecture a la possibilité d’en créer
par simple arrêté, mais on peut aisément en dénombrer près d’une
centaine sur le territoire (commissariats, gendarmerie ou chambres
d’hôtel réquisitionnées). A la différence des CRA, aucun texte ne
précise les conditions matérielles et d’exercice des droits dans
ces LRA.

Une association, la Cimade, est présente depuis 1984 dans les CRA
(mais pas dans les LRA) dans le cadre d’un conventionnement avec
l’Etat, pour une mission d’accompagnement social et juridique des
étrangers maintenus. De sa pratique quotidienne, cette association
a tiré un certain nombre d’enseignements qui éclairent la réflexion
sur le rôle des CRA dans la politique d’immigration conduite en
France.

A partir des statistiques calculées sur dix ans (1992-2002) la
Cimade relève qu’en moyenne 50% des étrangers retenus sont
effectivement expulsés, avec une diminution progressive du taux
d’éloignement passé de 61 % en 1992-93 à 39,6 % en 2002. Dans le
même moment la durée légale de rétention est passée en 10 ans de 7
à 12 jours de rétention. La durée moyenne de rétention dont
l’administration a besoin pour décider du sort d’un étranger
(l’éloignement ou la remise en liberté) se situe autour de 4 jours,
c’est-à-dire largement en deçà de la durée maximum autorisée par la
loi, avec un écart moyen de durée de rétention à peine supérieur à
un jour entre les étrangers expulsés et ceux qui ne le sont pas.

Ces statistiques tendent à démontrer que le durcissement progressif
subi par la législation française relative à l’éloignement des
étrangers au cours des dernières années n’est pas
« efficace » en terme de mesures effectivement exécutées.
Ceci est notamment dû aux contraintes de l’éloignement, dont la
principale est la coopération des pays vers lesquels la France veut
renvoyer les étrangers. Si cette coopération fonctionne,
l’éloignement peut s’effectuer sans délai. Mais si elle fait
défaut, l’administration française est dans l’impossibilité
d’organiser le départ et se voit dans l’obligation de remettre
l’étranger en liberté.

L’allongement de 12 à 32 jours de la durée de la rétention, prévu
par le projet de loi qui sera adopté prochainement en France, a peu
de chances, dans ce contexte, d’améliorer les
« performances » en matière de renvois d’étrangers. Car
les solutions ne tiennent pas tant à l’organisation technique de
l’éloignement forcé mais bien à l’état des relations
internationales avec les pays « pourvoyeurs
d’immigration ».

La rétention administrative, symbole de la politique
d’éloignement, au coeur de tous les fantasmes sécuritaires ou
militants, serait donc globalement inefficace à organiser
massivement l’éloignement des étrangers en situation irrégulière en
France [2]. (...) Par ailleurs, les politiques publiques sont
de plus en plus soumises à une gestion symbolique de leur mise en
oeuvre. L’important n’est pas ce qui est réellement fait, mais ce
que l’on en verra et l’image renvoyée par les médias, auto désignés
« représentants » de l’opinion publique
.

(...) Que cette gestion « spectaculaire » de l’immigration
soit voulue ou subie par les partis politiques cherchant l’exercice
du pouvoir, ceux-ci n’ont de toute façon pas le choix : renoncer à
la politique d’éloignement forcé, c’est faire l’aveu de
l’impuissance des Etats à réguler l’immigration par les lois et la
répression. C’est le fondement même de l’Etat nation, sa légitimité
à être la seule émanation démocratique du « contrat
social », par des valeurs communes, un territoire délimité, un
système de contrôle, qui serait remis en cause. (...). Mais mettre en
oeuvre « efficacement » cette politique, c’est-à-dire
mettre en oeuvre l’éloignement de centaines de milliers de
personnes, nécessiterait d’utiliser les méthodes répressives
s’apparentant à celles d’un système totalitaire.

Ce choix n’a pas encore été fait, et la politique d’éloignement
menée jusqu’à présent en France reste dans l’entre deux. Malgré son
inefficacité, elle représente le pouvoir d’un Etat à tenter la
maîtrise de l’immigration.
(...) La politique d’éloignement doit
donc se traduire par des symboles et des effets d’annonce, dont les
centres de rétention sont aujourd’hui l’objet central. Cette
gestion spectaculaire
(s’inscrit dans un objectif de)
légitimation vis-à-vis des opinions publiques, mais vise également
un impact psychologique sur « les invisibles », les
« clandestins » ou les candidats à « l’immigration
clandestine ». C’est le fameux « signal fort »
(en
direction des pays d’origine).

La prison pour « infraction à la législation sur les
étrangers »

En France, l’irrégularité du séjour et de l’entrée sur le
territoire constitue un délit pénalement sanctionné (jusqu’à 1 an
de prison), de même que la soustraction à une mesure d’éloignement - le fait de s’opposer, par exemple en refusant de monter dans
l’avion, à l’exécution de cette mesure - (jusqu’à 3 ans de prison).
Les étrangers incarcérés pour ces seuls délits représentent le
quart des étrangers détenus en France, lesquels sont très largement
sur-représentés au sein de la population carcérale (25%). En 2001,
4 295 étrangers étaient en prison pour ILE. L’emprisonnement joue
parfois le rôle de « centre de rétention bis », où sont
placés les étrangers en attendant que l’administration trouve les
moyens de mettre en oeuvre leur expulsion, sans les contraintes du
régime de la rétention notamment en terme de durée. Si l’on fait
exception de cet aspect qui permet à l’administration de tricher
avec la loi, le principe de l’incarcération des étrangers pour ILE
ne trouve guère de défenseurs. Deux rapports parlementaires de 1999
et 2000 en témoignent. Ainsi la commission d’enquête du Sénat sur
les conditions de détention dans les établissements pénitentiaires
estime que « cette population n’[a] rien à faire dans nos
prisons », qu’on « distingue mal l’intérêt d’incarcérer
des étrangers en situation irrégulière sauf à dissuader - bien peu - les candidats à l’immigration dans notre pays
 ». De son
côté une commission d’enquête de l’Assemblée nationale considère
qu’ « on a transformé des politiques administratives en
politiques répressives
 » et qu’il y a « un dévoiement
de la peine de prison
 » dans la mesure où « le temps de
l’enfermement ne peut être perçu comme une réflexion sur la
faute
 » et où, pour un détenu qui sera expulsé dans son pays
d’origine à sa sortie, « la prison n’a aucune fonction de
réinsertion
 ». Avec la prison pour ILE, on est donc face à
une sanction qui ne répond aucunement aux objectifs que la loi lui
assigne.

Il y a lieu par conséquent de penser que la fonction de cet
enfermement d’étrangers relève surtout de la portée symbolique
(étrangers en prison = étranger dangereux), et donc de l’image que
l’Etat entend donner de l’étranger à l’opinion pour justifier sa
politique de contrôle des flux migratoires, même si elle est
inefficace au regard des objectifs qu’elle se fixe.

Sangatte

Le camp de Sangatte est un modèle très atypique à l’intérieur des
frontières européennes. Il est né par décision des autorités
publiques françaises, dans le but d’héberger des étrangers
dépourvus de documents de séjour ou de visas qui, arrivés dans le
Pas de Calais dans l’espoir de franchir la Manche pour se rendre au
Royaume Uni, s’y trouvaient bloqués en raison du contrôle exercé
par ce pays - non signataire de la convention de Schengen - pour le
franchissement de sa frontière. Ces étrangers étant de plus en plus
nombreux à arriver dans la région et notamment dans la ville de
Calais pour tenter le passage illégal - auquel plus de 70 000
d’entre eux sont parvenus en trois ans malgré les dispositifs de
plus en plus dissuasifs pour les en empêcher - leur visibilité
devenait gênante, ce qui a conduit les pouvoirs publics à
intervenir en confiant à l’automne 1999 à la Croix Rouge Française
la gestion de ce centre d’hébergement. Bien que les autorités - qui
parlaient de « clandestins » et faisaient tout pour les
dissuader de demander l’asile en France - n’aient jamais voulu le
reconnaître, une grande partie des étrangers qui ont transité à
Sangatte étaient, au regard des principales nationalités
représentées, des réfugiés, au sens qu’ils avaient fui leur pays en
raison des troubles qui s’y déroulaient.

Le camp, autour et à l’intérieur duquel régnait une totale libre
circulation, a fonctionné sans aucune base légale pendant trois
ans, dans la plus grande hypocrisie. Alors que la situation à
Calais était - et est toujours - la conséquence d’un
dysfonctionnement de la politique européenne d’asile et de contrôle
des frontières (incompatibilité entre les conventions de Schengen
et de Dublin), les deux gouvernements concernés, la France et le
Royaume Uni, n’ont jamais cherché à en analyser les causes
immédiates, ni à réfléchir sur les motifs qui en amont poussent les
réfugiés sur les routes de l’exil, mais ont traité la question sous
deux angles tout aussi pernicieux l’un que l’autre, car niant les
besoins légitimes des étrangers de Sangatte : d’une part l’angle
humanitaire, d’autre part l’angle policier. Dans ce contexte, une
des fonctions du camp de Sangatte était bien la mise à l’égard,
pour les rendre invisibles, de ces étrangers. Mise à l’écart
physique, mise à l’écart juridique aussi puisque aucun d’entre eux,
bien qu’ils soient tous, et notoirement, en situation irrégulière,
n’a été poursuivi sur ce fondement alors que la loi le prévoit.
C’est lorsque cette invisibilité recherchée est devenue impossible,
à cause notamment de la pression des Britanniques et de l’intérêt
des medias, que les pouvoirs publics français ont décidé de fermer
Sangatte. Malgré les très fortes résonances européennes de la
situation, cette fermeture s’est préparée dans un cadre
exclusivement bilatéral, sans que les autres Etats membres de
l’Union européenne ni la Commission européenne n’interviennent.
Comme son ouverture trois ans plus tôt, la fermeture de Sangatte a
répondu à un objectif de « faire disparaître » le
problème en le rendant invisible. En 1999 le problème était le
regroupement d’étrangers dans les rues de Calais, en 2002 il
résidait dans la focalisation médiatique sur le centre.

L’après-Sangatte : interdiction illégale de séjour et assignation
sauvage à résidence

Pour n’avoir pas été appréhendée à la mesure des problèmes qui en
sont à l’origine, la situation qui a entraîné l’ouverture du centre
de Sangatte n’était en rien réglée au moment de sa fermeture. De ce
fait, les étrangers qui ont continué à arriver dans le pas de
Calais en route vers l’Angleterre - même si le franchissement de la
Manche est rendu plus difficile et dangereux, certains d’entre eux
continuent à passer - se retrouvent dans les conditions de
précarité identiques à celles qui prévalaient avant 1999. A la
différence près que le gouvernement français voulant éviter toute
reconstitution d’un nouvel « abcès de fixation »
susceptible de créer un appel d’air sur les côtes de la Manche,
toutes les méthodes sont utilisées - y compris des méthodes
illégales - pour dissuader les étrangers d’y rester. Ainsi, alors
qu’en France les demandeurs d’asile ont le libre choix de leur lieu
de résidence - il leur suffit de justifier d’une adresse dans un
département pour que la préfecture territorialement compétente
enregistre leur demande -, oblige-t-on les étrangers à faire un
choix : soit ils acceptent de quitter le département du Pas de
Calais et sont autorisés à demander l’asile ailleurs, soit ils s’y
maintiennent sans droit de déposer leur demande, et sont donc
contraints à la clandestinité. A l’appui de ces mesures non
écrites, l’attitude des pouvoirs publics à l’égard des associations
locales qui apportent une assistance aux personnes démunies : si on
ne les empêche pas de remplir leur mission auprès des étrangers
(courant 2003, on a pu dénombrer jusqu’à trois cents exilés dans
Calais), cette aide doit se faire de façon à éviter tout risque
d’implantation durable. Dans le même esprit, des poursuites sont
engagées contre des militants qui, à titre bénévole et par
solidarité, viennent en aide aux réfugiés, sur la base d’une
disposition légale qui sanctionne le délit d’aide au séjour
irrégulier. Cette répression s’étend au delà des limites du
Calaisis. Quelques semaines après la fermeture de Sangatte, le
quartier qui avoisine la gare du Nord à Paris (d’où partent les
trains qui permettent de rejoindre la côte de la Manche) est
progressivement devenu un lieu de concentration d’exilés en route
vers Calais ou d’autres ports, ou refoulés de cette région par la
police et revenus à Paris. Plus d’une centaine, essentiellement des
Afghans des Kurdes irakiens et des Iraniens s’y sont rassemblés
depuis le début de l’année 2003. L’attitude des pouvoirs publics à
leur égard est éclairante : dans un premier temps, ils ont joué la
politique de l’autruche jusqu’à ce que des associations et des
habitants du quartier, émus de cette situation, fassent pression
pour la recherche de solutions. Le financement d’un hébergement a
alors été débloqué, mais il n’a duré que quelques semaines, et les
exilés ont bientôt retrouvé la rue, avec toutes ses implications :
précarité, maladies, répression policière, et impossibilité
d’envisager un avenir en France. En arrière plan de ce repli, la
peur d’un nouveau Sangatte, et la volonté, comme au moment de la
fermeture du camp de Sangatte, de faire disparaître cette preuve
vivante de l’échec de la politique nationale et européenne
d’immigration et d’asile.

L’errance de ces exilés, pour la plupart inexpulsables, qu’on
cherche à disperser sur le sol français symbolise le caractère
multiforme que peut prendre le concept de mise à l’écart des
étrangers par les sociétés européennes, sans qu’il soit besoin de
barreaux ni de murs pour entraver leur circulation et leur légitime
recherche d’une terre d’accueil.