Procès des "Moria 35" : chronique d’un verdict annoncé

Au terme d’un procès bouclé en une semaine à Chios, 32 personnes ont été condamnées, le 27 avril 2018, à 26 mois de prison avec sursis pour coups et blessures sur policiers. Elles avaient été arrêtées un an plus tôt à l’issue d’une manifestation de protestation dans le hotspot de Moria (île de Lesbos) où sont confiné·e·s les migrant·e·s arrivé·e·s par mer. Certains des condamnés n’étaient même pas présents au moment des faits reprochés. Ont-ils été victimes d’un procès inéquitable, emblématique du traitement réservé à celles et ceux qui tentent d’atteindre l’Europe ? Cette audience est-elle l’illustration d’un système structurel et assumé, destiné à verrouiller les frontières européennes, invisibiliser les luttes des exilés, et organiser leur renvoi, à n’importe quel prix ?

C’est à l’issue d’une manifestation pacifique pour protester contre leurs conditions de vie indignes et inhumaines dans le hotspot [1] que, le 18 juillet 2017, les 35 migrants de Moria ont été interpellés avec brutalité par la police grecque et poursuivis par les autorités locales pour incendie volontaire avec mise en danger de la vie d’autrui, coups et blessures, dégradation de biens, troubles à l’ordre public et délit de rébellion [2]. Ils ont été détenus durant neuf mois à Chios, Avlona, Malandrino et Korydallos avant la tenue de leur procès.

Compte tenu de la gravité des peines encourues en cas de condamnation – jusqu’à 10 ans d’emprisonnement – plusieurs organisations, dont Migreurop, ont souhaité participer à l’observation internationale de ce procès et se sont rendues sur place pour témoigner et rendre visibles les luttes des exilés. Leur constat est sans appel : loin des regards, une véritable justice d’exception a été orchestrée, comme démontré dans leur rapport [3].

Le procès : une justice d’exception

Durant cette mission, il s’agissait d’observer l’organisation et le déroulé d’un tel procès sur une île difficilement accessible (y compris pour les observateurs). La présence massive de policiers, entourant les prévenus menottés ou le tribunal, donne rapidement le ton de ce continuum de violences envers les personnes en migration. Dans la salle d’audience, ces dernières sont privées de tout : de dignité, de nourriture, d’interprètes [4] et de documents traduits (article 6-3-e de la Convention européenne des droits de l’Homme-CEDH), dont le respect conditionne l’exercice d’autres droits tels que celui de pouvoir préparer correctement sa défense en comprenant les éléments débattus. Des éléments pourtant essentiels au bon déroulé d’un procès.

Dans la salle se succèdent les témoignages discutables, à l’instar de celui d’un policier qui n’est pas en mesure de reconnaître les prévenus ayant participé aux supposées violences, mais qui est sûr de leur participation à tous aux événements. Pis encore, le procès montre que les actes violents semblent davantage émaner du corps policier, tant et si bien que la Procureure a décidé de diligenter une enquête quant aux sérieuses blessures infligées à 12 prévenus sur 35 [5].

Au titre des violations les plus graves de droits fondamentaux, les observateurs/rices internationaux/ales ont constaté le manquement au droit d’être jugé dans un délai raisonnable (article 6-1 de la CEDH). En principe, toute personne placée en détention dans l’attente de son jugement a droit à ce que la procédure dont elle fait l’objet soit menée avec une rapidité particulière et dans les meilleurs délais. Si elle n’est pas traduite en justice dans un délai raisonnable, elle a le droit d’être remise en liberté en attendant l’ouverture de son procès. En l’espèce, les prévenus auront attendu neuf mois en détention avant d’être jugés sur quatre jours non consécutifs.

De même, le droit à un tribunal indépendant et impartial (article 10 de la Déclaration universelle des droits de l’homme et article 6-1 de la CEDH) n’a pas été entièrement garanti du fait de l’agressivité patente de la Présidente envers les prévenus et le fait qu’elle ignore les vidéos présentées par les avocats de la défense. Les observateurs/rices ont pu constater une violation tout aussi manifeste du principe de l’individualisation des peines, le verdict ayant plutôt donné l’impression d’une condamnation collective des personnes jugées.

Ces personnes ont été condamnées après une semaine de procès – en réalité quatre jours d’audience – pour des faits de violence à l’encontre de la police, dont l’accusation n’a pas apporté la preuve [6], et acquittées des autres charges retenues contre elles. Finalement, il apparaît clairement que cette condamnation collective n’est qu’un maillon de la chaîne d’un système plus global et orchestré à l’échelle européenne. Ce procès a mis en lumière des violations des droits à l’encontre des ressortissants étrangers dans un pays subissant une profonde instabilité tant économique que politique, et qui subit une constante pression de la part de l’Union européenne, bien décidée à en faire le lieu de confinement des étrangers souhaitant atteindre l’Europe. Et ce, alors même que – comble de l’hypocrisie européenne – la majorité des États membres ont suspendu depuis 2015 les renvois au titre du Règlement européen Dublin vers la Grèce, et que le gouvernement grec contourne une décision de justice sanctionnant le confinement des exilé·e·s sur les îles de la mer Égée [7].

Un système de prison à ciel ouvert organisé à l’échelle européenne

Fin 2015, le camp de Moria, ouvert sur une ancienne base militaire sur l’île de Lesbos, devient un centre d’enregistrement et de tri des migrant·e·s, autrement dit un hotspot, sous la pression de l’Allemagne et de la France. Les demandeur·euse·s d’asile sont trié·e·s à leur arrivée, mais il arrive que leur demande ne soit pas examinée avant des mois, ce qui les condamne de facto à être confinés sur une île grecque, sans pouvoir atteindre la péninsule en totale contradiction avec le droit international.

En mai 2018, près de 9 500 personnes vivaient dans et aux abords de ce camp, dont la capacité maximale est de 2 500 personnes. Depuis l’ouverture de ce camp, exilé·e·s et associations dénoncent les conditions d’existence indignes en ces lieux, qui s’apparentent à un véritable enfer sur Terre (encore récemment le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés [8] - HCR ou par Médecins sans frontières - MSF [9]). Les conclusions du HCR et des organisations sont d’autant plus alarmantes que le camp de Moria est interdit à la presse depuis l’arrangement UE-Turquie en mars 2016 [10].

Les transferts internes (des îles à la péninsule grecque) étant suspendus, ce sont actuellement des milliers de demandeur·e·s d’asile qui sont bloqué·e·s sur des îles de la mer Égée, dans des conditions inhumaines et dégradantes [11]. Plus de deux ans après l’arrangement UE-Turquie, plus de 13 000 personnes (hommes, femmes et enfants) sont piégées sur ces îles (Lesbos, Chios, Samos, Leros et Kos) dans l’indifférence générale.

Cette politique de confinement, imposée à la Grèce par la Commission européenne, crée de véritables prisons à ciel ouvert, loin des regards avec pour résultat la mise au ban de ces personnes, reléguées au statut d’« oublié ». Sauf pour les mouvements d’extrême droite et les identitaires, qui s’attaquent aux migrant·e·s et organisent des pogroms, encouragés par les propos néfastes des gouvernants [12].

Instrumentalisation et nouveau système de dissuasion

Les mois précédant l’arrestation, face aux multiples manifestations dans le camp de Moria, et pour prévenir les protestations des exilé·e·s quant à leurs conditions de vie indignes, la police avait avisé de possibles arrestations. Comment ne pas penser que ces exilés ont été arrêtés, enfermés et condamnés pour l’exemple, véritable stratégie de dissuasion et de communication politique pour montrer à toutes celles et ceux qui protestent que l’unique réponse sera la répression ?

Bien plus, il semble qu’il s’agit désormais d’une nouvelle modalité de gestion des mouvements migratoires. Ce procès est loin d’être un épisode isolé. En 2014 déjà, 65 exilés étaient poursuivis pour faits de violence après une manifestation pour protester contre leurs conditions de vie indignes [13]. Dans des circonstances très similaires, les demandeurs d’asile étaient accusés de rébellion et de mise en danger de la vie d’autrui à la suite d’une révolte dans le camp de détention d’Amygdaleza, après l’annonce d’une augmentation de la durée maximale de détention de 12 à 18 mois. Près d’un tiers d’entre eux étaient placé en détention provisoire, un important dispositif de police avait été déployé pour les transférer au tribunal et l’absence de traducteurs avait marqué le procès. A l’époque, l’un des avocats de la défense se demandait « si cette façon de traiter les migrants dans les camps de détention continuera ou pas à servir de ligne directrice pour la Cour ».

En Bulgarie, le 5 juin 2018, le procès « Harmanli 21 » a été de nouveau reporté. Il est reproché à 21 personnes d’avoir participé au saccage en 2016 du camp Harmanli, dans lequel avaient eu lieu des protestations pacifiques contre les conditions de vie indignes et le confinement dans un camp isolé du reste du monde. L’administration déclara que 300 exilés avaient été arrêtés pendant l’émeute, puis ce sont finalement 21 personnes qui sont poursuivies pour dégradation de propriété privée [14].

Dans quelle mesure ces poursuites ne servent-elles pas un autre dessein ? En interpellant des demandeurs d’asile pour des motifs de type délictuel, instrumentalisant par là même la justice, il est alors possible de les sortir du parcours d’asile et d’organiser leur renvoi vers le(s) pays qu’ils ont fui.

Cette nouvelle stratégie semble couronner des politiques migratoires de plus en plus dures à l’égard des exilé·e·s, qui s’inscrivent plus que jamais dans une logique de criminalisation. En outre, poussant le cynisme à son paroxysme, les États ont trouvé là une autre manière de décongestionner les hotspots : si le renvoi forcé de la Grèce vers la Turquie n’est pas possible en application de l’arrangement UE/Turquie, si les personnes migrantes ne peuvent être admises sur le territoire européen, il restera toujours l’instrumentalisation de la justice, alternative supplémentaire pour dissuader, punir et éloigner collectivement toute une population ciblée.