Derrière le mot camp

L’usage du terme camp continue de faire débat pour désigner les formes contemporaines d’enfermement et d’exclusion des étrangers [1]. Il permet pourtant de conjuguer rigueur sémantique, analytique et dénonciation militante.

Avec les déclarations d’Otto Schily et Giuseppe Pisanu, ministres allemand et italien de l’Intérieur, qui, le 12 août 2004, ont appelé à la création de « portails » en Afrique du nord pour les migrants souhaitant atteindre les rivages de l’Europe, la question des camps d’étrangers a fait de nouveau irruption dans les préoccupations de tous ceux qui à titre divers (fonctionnaires et élus européens, dirigeants nationaux, associations, ONG, activistes...) s’intéressent à la politique communautaire d’asile et d’immigration [2]. Alors que le programme adopté en la matière par les chefs d’Etat et de gouvernement pour les cinq prochaines années (dit « programme de La Haye ») est potentiellement porteur de régressions inquiétantes pour les demandeurs d’asile et d’une vision sécuritaire et utilitariste pour l’ensemble des migrants, une querelle sémantique fondée sur un différend éthique menace l’indispensable front commun de tous ceux qui défendent les droits des étrangers. Cette querelle porte sur l’usage, notamment par le réseau Migreurop, du terme « camp », suspecté de véhiculer de douteux amalgames.

Pourtant, jamais dans les écrits ni les prises de paroles des membres du réseau Migreurop qui est à l’origine de l’Appel européen contre les camps, il n’est fait de parallèle entre les desseins actuels de l’Union européenne, c’est-à-dire l’enfermement contemporain des étrangers sur le territoire et aux marges de l’UE, et les camps d’extermination de la Seconde guerre mondiale. Cet amalgame empêcherait toute compréhension de la nature des camps contemporains. Il ne s’agit pas pour autant de s’interdire le recours aux comparaisons historiques : les mécanismes à l’oeuvre dans les camps d’aujourd’hui étaient, par exemple, déjà au principe des « camps de la plage » que la France réserva en 1936 aux républicains espagnols.

Si, avec d’autres, nous avons choisi, depuis la dénonciation des dénis de droit (et notamment celui de demander l’asile...) et des conditions d’existence des réfugiés de Sangatte d’utiliser le mot camp, c’est pour une double raison :

  1. L’utilisation euphémisée de termes tel celui de « centre » ne permet pas de rendre compte de la réalité de rassemblements humains qui ne doivent rien à la volonté des exilés mais beaucoup plus à une politique systématique d’empêchement de la circulation et de l’installation de personnes fuyant la guerre, les persécutions ou la misère. Le mot camp est utilisé pour rendre compte, dans des périodes qui peuvent être antérieures aux expériences totalitaires, de l’assignation de fait à résidence (et donc de la privation de droits) de populations pour des motifs politiques. Cette acception du mot camp explique pourquoi il n’est jamais venu à l’idée de personne de prétendre que le HCR, avec ses camps de réfugiés, insulterait la mémoire des victimes de la Shoah... Pour décrire les situations et projets actuels, la presse s’est d’ailleurs emparée du concept, rapportant, pour s’en réjouir ou s’en inquiéter, les projets de création de camps (sans guillemets alors qu’elle les utilise pour pointer l’hypocrisie des expressions officielles qui parlent de « points de contact » ou de « centres de transit »). Au point que le commissaire européen chargé des questions d’immigration, Antonio Vitorino, a cru devoir faire un rappel à l’ordre lexical, le terme « camps », trop explicite, étant jugé politiquement incorrect [3].
  2. Migreurop se sent d’autant plus légitime à lancer le concept de camp dans le débat public que, depuis de longues années, la recherche sur ce thème est un domaine très fécond de l’historiographie contemporaine [4]. Si les controverses ont parfois été très rudes quant à la caractérisation des spécificités du régime nazi et de ses camps d’extermination, il n’est venu à l’idée de personne que le mot camp devrait être réservé aux études sur le phénomène concentrationnaire sous le nazisme. De même c’est aujourd’hui un acquis non contesté des recherches en histoire contemporaine que le recours à l’utilisation de camps n’est pas l’apanage des régimes totalitaires, ni même dictatoriaux, mais est fréquent dans de démocraties se croyant la cible d’un danger extérieur [5].

C’est pourquoi, en utilisant le terme de camp, nous pensons non seulement faire oeuvre de dénonciation militante mais aussi de rigueur lexicale. Là n’est pourtant pas notre principal objectif : quand Migreurop publie une Carte des camps d’étrangers en Europe et aux frontières de l’UE, c’est pour démontrer que les projets qu’il dénonce avec les cosignataires de l’Appel européen contre les camps aux frontières de l’Europe ne sont ni le futur, ni le passé, mais le présent d’une Union européenne qui place l’enfermement des étrangers au coeur de ses projets en matière d’asile et d’immigration.

P.-S.

novembre 2019 -

Ne pas tout mélanger : c’est le déni de ce principe qui a valu à Alexandria Ocasio Cortez, représentante démocrate du 14ᵉ district de New York à la Chambre des représentants des USA, un torrent d’attaques, de l’exigence d’excuses pour insulte aux morts de la Shoah à la demande de sa démission du Congrès. Oui, a-t-elle dit, les centres de détention pour étrangers sont des camps de concentration, terme qui était couramment employé avant la Seconde Guerre Mondiale pour désigner ces lieux où étaient enfermés les étrangers. Non, ce ne sont pas des camps d’extermination.

Il y a 15 ans, sur un autre continent, le réseau Migreurop s’était heurté à pareille incompréhension lorsqu’il avait utilisé le mot "camp" pour désigner les lieux où, en Europe et autour de l’Europe, sont enfermés des étrangers au nom des politiques migratoires.

Nous affirmons notre solidarité avec Alexandria Ocasio Cortez, comme avec toutes celles et ceux qui par le monde, parce qu’ils s’opposent à la guerre aux migrant·e·s, sont poursuivi·e·s et parfois condamné·e·s pour délit de solidarité (Scott Warren aux Etats-Unis, Loan Torondel en France, Pia Klemp et Carola Rackete, capitaines du SeaWatch3, en Italie, Elena Maleno au Maroc et tant d’autres), et avant tout avec les migrant·e·s. Pour cela nous avons traduit ce texte en anglais